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Comme un cygne noir Je longeais hier soir comme chaque soir la double vitrine du magasin de pianos de ma rue, devant lequel parfois un violoniste crincrin fait la manche, espérant sans doute obtenir des passants le juste salaire d'un soliste d'orchestre. On venait de fermer. Plus personne dans le vaste hall d'exposition, la lumière en foudre tombait droit sur les pianos. Quinze, vingt pianos, et Barbara manquait devant chacun d'eux, voilà tout ce que cette lumière trouvait à répéter. Mauvaise lumière qui plane sur les décombres, il n'y avait plus là que des moitiés de piano, des pianos-troncs, des pianos à roulettes comme les lits d'hôpital, des pianos veufs, encalminés, finalement assez laids gros meubles mal proportionnés, lourdes caisses pleines de vents, hippopotames en talons aiguilles, bêtes à bouffer du foin, ouvrant d'ailleurs des gueules immenses — ou est-ce qu'ils bâillaient d'ennui déjà ? J'ai vu Barbara sur scène, assise au piano, et je n'étais pas loin de penser, oui, qu'ils faisaient réellement corps : comme c'était beau, un piano avec la tête de Barbara ! Un piano à tête de Barbara ! Envolé l'aigle fameux, c'était plutôt comme un cygne noir lorsqu'il se retourne pour voir si les petits le suivent. On suivait, bien sûr, dans son sillage, ça glissait tout seul. Parfois elle se levait, se dépliait, se déployait, on oubliait le meuble dans un coin de la scène, plus besoin, le piano était tout en elle, la chanteuse debout, son blanc d'ivoire neuf, son noir étincelant, ses cordes tendues à se rompre, toute sa géométrie souple et savante d'angles et de courbes était emportée dans la danse, et son coffre d'armoire — qui l'eût cru ? — ne contenait rien que ne pût contenir aussi cette frêle cage thoracique. Au bout d'un moment, Barbara retournait au piano — « Y'a un arbre, je m'y colle » —, la sève revenait aussitôt dans le vieux tronc verni et cet arbre soudain était la forêt où la chanteuse amoureuse s'élançait pour cueillir les premières fraises, avec une exaltation, une ferveur telles qu'on s'imaginait qu'elle était pour de bon en train d'en remplir un panier… je force un peu la note ? C'est encore un trop discret hommage. Barbara ne trouvait-elle pas ses accents de vérité au-delà de la mesure, de la bonne mesure et du bon ton ? La voix de Barbara ne cachait rien, ne taisait rien, ni le souffle rauque ou précipité qui portait ses mots — mais quel accordeur sourd à sa plainte aurait eu le c?ur de retendre ou de changer ces cordes vocales, tellement plus vibrantes que les droits du fils du télégraphe qui ânonnent leurs messages tristes ou gais sans jamais y mettre les formes ? Ceux qui n'aiment pas la voix de Barbara parce qu'on l'entend respirer quand elle chante sont les mêmes sans doute qui noieraient la harpe parce que sa musique est aussi celle de l'eau. Aujourd'hui, alors que seules les bombes sexuelles ont la possibilité d'enregistrer des disques, il est étonnant de remarquer comme leurs voix au contraire sont désincarnées — c'est qu'il vaut peut-être mieux en effet laisser monter le chant en soi que de suspendre ses poumons à son buste ? N'oublions pas non plus que la voix de Barbara, avant de s'écorcher vive au couteau sous la gorge, était très pure et plutôt mutine, à ses débuts, avec une ironie perceptible qui a un peu disparu par la suite. Car la voix est un organe de la même sorte que le c?ur, qui vieillit et s'use et ne peut plus jouer ni battre et s'emballer pour un rien, il se réserve pour les émotions fortes, les combats importants : s'il doit se briser, qu'il se brise à ce moment-là. Il faut écouter Barbara chanter Seule, en 81, à Pantin, une chanson magnifique, il faut entendre sa voix lâcher le mot « nuit » comme elle tombe, d'un coup, en novembre. Éric Chevillard Hommage à Barbara Les Inrockuptibles |