Entretien

« Je déteste la littérature qui ne sublime rien »

Éric Chevillard est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont notamment La Nébuleuse du crabe et Du hérisson. Écrivain atypique, il se joue des règles traditionnelles du roman et développe une littérature singulière. Pour Ragemag, il livre son sentiment sur l’état actuel du « monde des lettres » et nous explique sa conception de l’écriture.

Matthieu Giroux :
Les romanciers qui vendent le plus de livres en France sont Guillaume Musso, Marc Lévy et Katherine Pancol. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Éric Chevillard :
La vraie question est de savoir si, comme certains le prétendent, ces non-livres ou, osons le néologisme, ces télélivres peuvent conduire leur public à la littérature. Je suis très dubitatif quant à moi, sachant que ce public réclame de ses auteurs de prédilection une prise en charge émotionnelle, un soutien psychologique, les petits soins dont s’entourent les très vieilles et très fragiles personnes un peu diminuées par l’âge et la maladie, un confort en somme que nous sommes en droit d’attendre et même d’exiger d’un matelassier mais pas d’un écrivain… La littérature est revêche, importune, outrecuidante. Ce ne sont pas des qualités bien reluisantes, mais ce sont les siennes. Il faut accepter en tout cas cet abord difficile, débrouiller en soi le fil de l’illisibilité parfois, et alors s’ouvre un monde de délices… amandes douces, lait d’ânesse, fontaines de miel…

David Foenkinos et sa « littérature pavillonnaire » arrive en quatrième position. Lui, vous ne l’aimez vraiment pas ?

J’ai esquinté dans ma chronique le seul livre de lui que j’ai lu, Les Souvenirs. Je déteste ça, en effet, cette littérature de connivence, cette littérature sympathique, où l’on s’acharne à nous démontrer que nous sommes bien tous pareils. Petites misères, petits soucis, grands maux, grand cœur, pauvres de nous ! Une littérature qui ne sublime rien, qui n’invente rien, une vitre inutilement posée devant le réel avec en plus les traces de doigts de l’auteur dessus.

Sans vouloir faire le catastrophiste, ça va plutôt mal non ? Même s’il reste en France de vrais écrivains (Houellebecq, Gaudé, Nabe). Êtesvous plutôt optimiste ou pessimiste pour l’avenir de la littérature ?

D’abord, je ne suis pas certain que Nabe et Gaudé seront ravis de se trouver attelés ensemble… De ces trois auteurs que vous nommez, seul Houellebecq m’intéresse, mais exactement pour cette raison que j’exprime dans L’Auteur et moi (pardon de me citer) : « Est-ce un hasard si Michel Houellebecq est devenu le héros de notre microcosme littéraire ? Sa détresse visible, affichée, triomphante est le symptôme d’un état des choses accablant que mille autres indices attestent. Il n’y a pas de malentendu. Il fallait que le vainqueur fût un vaincu. La littérature est une misère. » J’ajoute qu’il y a toujours d’excellents passages dans les livres de Houellebecq, des aperçus sagaces, un humour à froid encore plus efficace peut-être dans ses poèmes sans poésie. Mais voilà : je préfère quand la littérature est un ressaisissement, au moins dans la forme, un coup de force, une riposte, plutôt qu’un état des lieux, si pertinent soit-il.

Ne pensez-vous pas qu’il serait important de remettre un peu de hiérarchie dans tout ça ? Que les Français puissent faire la différence entre la littérature et le reste. Après tout, il y a des critères objectifs…

N’exagérons rien. La plupart des lecteurs de télélivres (je persiste) et parfois leurs auteurs eux-mêmes savent bien qu’il ne s’agit pas de chefs-d’œuvre. Le manque de discernement existe, mais il y a surtout un manque d’estime de soi qui explique pourquoi, par humilité, pourrait-on dire, certaines personnes s’imaginent que les livres plus exigeants ne sont pas pour elles. La littérature, un sport de riches, comme le golf… Or, ces lecteurs sont le plus souvent très supérieurs à ce qu’ils lisent, leur monde intérieur est infiniment plus riche que ces platitudes et ces bons sentiments cousus ensemble, il est souvent facile de le leur démontrer en citant simplement les textes (je me permets par exemple de vous renvoyer à mon Tombeau d’Alexandre Jardin, que l’on peut lire en ligne). La question des critères objectifs de qualité est en revanche plus délicate. Ils existent pourtant et la preuve en est, paradoxale, que l’on peut ne pas aimer un livre tout en reconnaissant son importance. Au-dessous du Volcan, par exemple, pour ce qui me concerne. Disons plutôt alors que c’est nous, lecteurs, qui ne sommes pas au goût du livre. Pas nécessairement de quoi en être fiers…

Très arbitrairement, j’ai établi un top 3 de la littérature : Dostoïevski, Shakespeare et Céline. Quel est le vôtre ?

Pas Pierre-Jean Rémy en tout cas.

On a beaucoup parlé de l’exil de Depardieu, que pensez-vous du retour de l’altruiste Michel Houellebecq sur le territoire français ?

Vous avez eu l’impression qu’il était parti ?

Vous avez fait des études de journalisme ? Est-ce un parcours logique pour devenir écrivain ou est-ce plutôt contre-indiqué ? Beaucoup de journalistes se prennent d’ailleurs pour des écrivains, ça ne leur réussit pas trop. Je pense à Ardisson, PPDA…

J’ai fait des études de Lettres qui me condamnaient à enseigner. Je ne voulais pas, j’ai donc rejoint une école de journalisme. J’écrivais déjà, j’imaginais essayer la critique littéraire et me rapprocher insidieusement ainsi des éditeurs. Mais le livre que j’ai écrit pendant ces études, Mourir m’enrhume, a été publié deux mois après la fin de celles-ci et je me suis installé dans une vie d’écrivain sans exercer jamais aucun autre métier. L’ironie du sort, c’est que l’on m’a récemment proposé de tenir le feuilleton littéraire du Monde des livres en tant qu’écrivain, à l’inverse donc de mes plans initiaux.

Est-ce que le rôle de l’écrivain est à redéfinir ? Qu’est-ce qui permet d’identifier le véritable écrivain au milieu de tous ces écrits vains ?

L’écrivain est sans rôle, il est justement celui qui se dépouille autant qu’il le peut des rôles du répertoire que nous endossons tour à tour dans la société comme dans notre propre existence. Il y a même une façon théâtrale ou caricaturale d’être un enfant : chanter Une souris verte comme si on inventait la chanson, cesser de pleurer dès que personne ne nous regarde plus… Il me semble que l’écrivain a très vite conscience, douloureusement conscience, de ce jeu de rôles, de ce théâtre, et que quelque chose en lui se révolte, au nom de l’originalité, de la singularité, d’une solitude farouchement revendiquée. Et cette liberté souveraine, il ne la conquiert et l’exerce que par l’écriture. L’écrivain peut être un type terriblement banal et aussi bien endoctriné que quiconque par ailleurs mais, quand il écrit, tous les clichés sont épinglés et retournés dans sa phrase. Dans l’idéal, pour citer Rimbaud, il invente le lieu et la formule.

En lisant vos livres, on est bien embarrassé quand il s’agit de vous situer dans le champ de la littérature. Surréalisme ? Absurde ? Anti-roman ? Qui sont vos maîtres ?

Je dis parfois que tous les écrivains et artistes qui ont compté pour moi à cet âge où l’on se cherche des maîtres m’ont appris à me passer de maîtres et ne voulaient en aucun cas de disciples ou de suiveurs : Beckett, Michaux, Dubuffet, Gombrowicz, plus tard Arno Schmidt, chacun d’eux m’a collé son pied au cul pour se débarrasser du crampon. Le maître est plutôt celui dont l’œuvre a justement circonscrit et épuisé un champ d’intervention poétique. Plus la peine d’y revenir. Des livres plus anciens ont cependant si largement dégagé le terrain que je profite encore des espaces qu’ils ont ouverts : Tristram Shandy, Jacques le fataliste, Bouvard et Pécuchet, Les Chants de Maldoror, ou encore l’œuvre de Jules Laforgue, qui ne me semble pas occuper la place qu’elle mérite.

Pouvez-vous définir pour nos lecteurs le concept d’autofictif ?

À l’origine, j’ai donné ce nom ou ce titre à mon blog par dérision envers le genre de l’autofiction. Mais il s’est révélé plutôt efficient, je dois l’avouer, car il s’agit bien de ça. Un écho au jour le jour de ma vie réelle ou fantasmée, son petit contrepoint littéraire en marge aussi de chantiers plus secrets, un fil d’écriture ténu comme un fil d’araignée mais, comme celui-ci aussi, assez solide pour me porter. C’est un journal, un carnet d’écrivain, une cavalerie légère, trois fragments quotidiens qui se répondent ou non. Les éditions de l’Arbre Vengeur m’accompagnent dans cette aventure en publiant chaque année en volume, intégralement et sans retouches, le journal de l’année précédente. Le cinquième vient de paraître, L’Autofictif croque un piment.

En 2004, Musso à reçu le prix du meilleur roman adaptable au cinéma… Il est pourtant bien connu qu’un grand livre l’est difficilement (Don Quichotte, Voyage au bout de la nuit). Ne pensez-vous pas que certains romanciers cèdent à la tentation du scénario ?

C’est vrai, il y a des livres qui se réduisent à l’anecdote et qui sont découpés comme des scénarios. N’oublions pas cependant que toutes les techniques narratives du cinéma (entrée en matière balzacienne partant d’un plan large puis se resserrant sur le personnage, flash-back, construction polyphonique ou chorale, etc.) sont empruntées à la littérature. Un cinéaste peut trouver une bonne histoire dans un livre et la transposer, mais le style de l’auteur qui est consubstantiel à cette histoire sera de toute façon sacrifié dans l’affaire.

Votre roman La Nébuleuse du crabe semble difficile à adapter au cinéma autrement qu’en une multitude de courts-métrages avec beaucoup d’effets spéciaux. C’est plutôt bon signe n’est-ce pas ?

Mes livres sont tout à fait inadaptables, en effet. Manque à gagner qui m’oblige à coucher sur la paille.

Ragemag
3 février 2013

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