Entretien

Questions de préhistoire

André Benhaïm :
Mammouths, ours et machairodus, homo sapiens et Pithécanthrope, hommes de Cro-Magnon et de Neandertal, spéléologues, paléontologues et gardiens de grottes ornées… Ce ne sont là que quelques-uns des motifs par lesquels, dans des mesures et sous des aspects très variés, la préhistoire fait sentir sa présence partout dans votre œuvre. Est-ce pour vous une préoccupation constante ? Comment êtes-vous venu à la préhistoire ?

Éric Chevillard :
Évidemment, il serait tentant de vous répondre que je m'intéresse à la préhistoire depuis la nuit des temps. Mais il est vrai que c'est une passion ancienne. Les crânes, les silex, les pointes de flèches sont des jouets d'enfant autrement divertissants que l'increvable ballon et l'interminable puzzle, au moins pour l'imagination. De même que le cosmos, d'ailleurs, les planètes, les comètes, les étoiles. En fait, les préoccupations de l'enfant concernent l'essentiel. Ses angoisses sont métaphysiques, il a soif d'élucidations. Sa curiosité n'a pas encore pour objet les fluctuations boursières. Ramenée à l'échelle d'une vie, la préhistoire se confond avec l'enfance : apprentissages, tentatives de toutes sortes, expériences qui se payent cher, par des bosses et des humiliations, grands désirs sans grands moyens… On recrache la moitié des choses que l'on goûte. On joue avec les allumettes. On s'endurcit.

Depuis le tournant du siècle dernier (du dix-neuvième au vingtième), la préhistoire a inspiré de nombreux écrivains (français surtout, mais aussi anglais, américains…). Cette "communauté" – très diverse (voire disparate), faite de romanciers et de poètes, de critiques et de scientifiques (qui parfois se font écrivains) — vous est-elle familière ? Faites-vous partie de ses lecteurs ?

J'ai lu les préhistoriens, l'abbé Breuil, Leroi-Gourhan, mais guère de littérature. Cela vous surprendra peut-être, mais j'apprécie peu les tentatives de fictions préhistoriques. Trop de reconstitutions approximatives, d'extrapolations, de psychologie naïve aussi. Ce côté reportage sur le terrain est tout de même assez grotesque. A tout prendre, je préfère les hypothèses scientifiques, solidement étayées, rigoureuses, même si elles sont régulièrement balayées par d'autres, mieux étayées, plus rigoureuses. Une autre littérature préhistorique, plus ludique, va jouer de l'anachronisme, par exemple, bon, mais la plaisanterie tourne court assez vite.

La préhistoire semble ne s'être jamais aussi bien portée que ces dernières années. On a presque l'impression que son nom même est devenu une sorte de "mot-mana" comme disait Barthes, un mot qui ne cesse de revenir, à tout vent, à tout va, sans que, parfois, on sache bien ce qu'on entend par lui. Phénomène de répétition. En littérature, les contemporains finissent même par se prendre les titres (voire les livres) les uns aux autres : avec Sous le vent du monde ("saga romanesque"), Pierre Pelot cherche-t-il à supplanter Rosny Aîné ? Après l'essai de Claudine Cohen L'Homme des Origines, Christine Montalbetti publie un roman L'Origine de l'homme (vie imaginaire du "père de la préhistoire", Boucher de Crèvecœur de Perthes) ; sans parler du roman que Claude Ollier a, des années après le vôtre, intitulé Préhistoire.

Oui, ce n'est pas très sport… Quant à cette vogue, je ne saurais dire à quoi elle tient. C'est peut-être un réflexe de repli du même ordre que ces attitudes régressives que l'on observe de plus en plus chez les Occidentaux qui dorment avec leurs vieilles peluches retrouvées et visionnent compulsivement les dessins animés qui ont enchanté et abruti leur enfance. L'avenir que nous nous fabriquons est plutôt inquiétant, technologique à mort. Nous sommes tentés de lui opposer notre passé rustique pour lequel nous nous prenons sur le tard d'une étrange nostalgie, alors même que tout l'effort de l'homme depuis cet âge préhistorique tend vers cela, cet avenir technologique à mort, ce monde entièrement sous contrôle. Ce paradoxe est au cœur de l'aventure humaine : nous avons fui un monde inhabitable, glacial, avec des crocs de loups partout, mais, emportés par notre élan, nous nous précipitons vers un autre enfer que nous pressentons aujourd'hui. Au moins le tigre à dents de sabre était-il un ennemi facile à identifier. Le danger avait une forme. On savait ce qui nous tuait. Sous ce jour, la préhistoire apparaît moins comme un âge d'ignorance et de confusion et plutôt, au contraire, comme un temps où les certitudes étaient possibles. Tout était en bois ou en pierre. Il y avait l'eau, la neige. Il y avait quelques gestes simples et efficaces à connaître. Parfois, le sang coulait. Quelle paix pour l'esprit (nous semble-t-il…).

Dans votre œuvre, la préhistoire n'est jamais aussi présente que dans le roman qui porte son nom. Préhistoire paraît en 1994, quelques semaines avant la découverte de la grotte Chauvet, découverte qui a bouleversé nos "connaissances" en matière d'art pariétal (à 35000 ans, Chauvet est plus belle que Lascaux, et bien plus vieille). On est resté longtemps à la porte de la grotte – porte aussi massive que celle qui clôt Lascaux. Puis la porte s'est ouverte et, on a enfin pu entrer, et voir avec un film intitulé Dans le Silence de la grotte Chauvet, qui nous fait visiter la grotte, mais sur la pointe des pieds, et à voix basse. La préhistoire de Préhistoire échappe au regard, c'est à peine si l'on ose parler de "découverte" tant l'énigme cherche à se préserver…

Plus l'homme avance dans le temps, plus il recule aussi son origine. Plus il se fait vieux, et plus il se fait jeune. Son aventure se poursuit ainsi, par les deux bouts, pourrait-on dire. Il ne se passe pas un mois sans qu'un paléontologue ne brandisse glorieusement un fémur de préhominien plus ancien que le plus ancien fémur de préhominien connu. La question qui se pose à l'homme contemporain n'est donc pas seulement : quand tout cela va-t-il finir ?, mais aussi : quand tout cela va-t-il commencer ? Du coup, nous ne savons plus trop où nous en sommes. Les grottes ornées, récentes dans cette odyssée de l'évolution, sont les premières créations évidentes et même spectaculaires du génie de l'homme. Ce sont d'ailleurs des endroits hantés véritablement, où l'on éprouve de très vives émotions. Impossible de ne pas se sentir lié à tout cela. Je comprends pourquoi les inventeurs de ces grottes tardent toujours à en révéler l'existence. Ils se comportent en héritiers jaloux de la vieille maison familiale pleine de souvenirs : on ne peut plus y vivre mais on ne peut davantage se résoudre à s'en séparer. Que faire alors ? On verrouille. On campe devant. On porte la clé à son cou. Puis, comme il faut bien reprendre le cours de sa vie, on laisse son nom sur place. C'est la grotte Chauvet, la grotte Cosquer. Encore quelques années et on prendra ces découvreurs pour les peintres.

Depuis sa parution, Préhistoire suscite de fortes réactions de lecture. Il est même question d'en faire une adaptation théâtrale – et à ce propos, on se demande si votre geste poétique consiste autant à faire de la préhistoire une scène qu'à faire une scène à la préhistoire…

La science préhistorique est en effet le matériau que je travaille, ou l'os que je ronge, dans ce livre. On ne comprend toujours pas le sens des peintures rupestres, les interprétations sont multiples, contradictoires, mais la recherche se poursuit avec ferveur, dans l'illusion qu'un jour on saura. Comme si un témoin direct de l'époque allait surgir soudain et nous renseigner sur ce point. Je suis à la fois amusé et ému par cette prétention à tout expliquer, à tout éclaircir. Le personnage du scientifique ou du savant qui développe une connaissance, une compétence dans un domaine spécifique, ultra pointu, m'inspire beaucoup de sympathie et en même temps il m'apparaît assez pathétique, clownesque, dérisoire. Ce mélange d'arrogance et de naïveté fait de lui un représentant parfait de l'espèce humaine dans son rapport au monde. Mes moqueries à son égard n'épargnent donc personne, ni moi non plus.

À bien des égards, Préhistoire semble occuper dans votre œuvre une place déterminante, presque centrale. Par exemple, vous revenez à la première personne, au narrateur qui dit "je", mais pour la première fois votre personnage principal n'a pas de nom. Par ailleurs, Préhistoire est encadré par deux romans écrits sous forme de fragments, sortes d'aphorismes dont le "héros" est Crab, personnage énigmatique, insaisissable, et emblématique de vos romans étonnants, où l'on retrouve toujours l'imaginaire du mouvement perpétuel, de la métamorphose.

Crab a longtemps été pour moi ce pronom personnel qui manque à l'écrivain, entre le "je" et le "il". Michaux dit que le moi est une position d'équilibre. Crab incarne toutes les oscillations, les vacillations de ce moi soudain déséquilibré. Toute velléité qui le traverse le transforme effectivement : il devient liquide si la pente s'y prête. Le personnage de Préhistoire est, lui, défini par sa fonction. Il est gardien d'une grotte ornée. À ce titre, il peut parler à la première personne. Il soliloque. Le lecteur est installé dans sa boîte crânienne, à la fois grotte et fossile. Le personnage n'est pas considéré de l'extérieur, jamais. C'est pourquoi il n'a pas de nom.

Or ce nom qu'il n'a pas, ou que l'on n'entend pas, il songe presque tout de même à le "donner" à la préhistoire ("si ce n'était en contradiction avec son principe même, je lui donnerais mon nom…").

Oui, comme on dit de tel écrivain qu'il a donné son nom à son siècle, de Victor Hugo qu'il a donné son nom au XIXe siècle. Mais voici encore une raison pour laquelle ce personnage ne peut avoir de nom : appartenant au temps qui précède le récit, il est tout bonnement innommable. Comme l'homme en devenir de la préhistoire, il est sans identité. A défaut de donner son nom à cette époque, et précisément parce qu'il ne le peut pas, il l'incarne donc assez bien tout de même…

Le narrateur de Préhistoire est un archéologue-spéléologue "recyclé" en guide et gardien d'une grotte préhistorique. De son propre aveu, seule l'intéresse la préhistoire et, dans un sens, il finit par la revivre. Ce mouvement à rebours semble constitutif de votre imaginaire, mais on aurait sans doute tort d'en conclure que vous êtes un nostalgique du bon vieux temps. En fait, même vos plus ardents révolutionnaires, comme Furne qui, dans Le Caoutchouc décidément, se dit en faveur d'une "réforme radicale du système en vigueur", avertissent qu'un "retour aux sources" ne servirait de rien : "ce serait reculer pour mieux sauter". Pensez-vous que c'est ainsi que l'homme devrait "avancer", à la façon de "Notre homme", le héros des Absences du Capitaine Cook qui parcourt le monde à reculons – à la façon aussi de l'ange de l'histoire de Walter Benjamin, nous devrions, "anges de la préhistoire", avancer sans quitter la grotte des yeux ?

Le bon vieux temps, je n'y étais pas. Aussi bien, je n'en ai pas la nostalgie. Le rêve de l'âge d'or rejoint celui des lendemains qui chantent, ce sont de doux songes qui parfois rendent la situation présente moins pénible et alors peut-être, seulement, ils adviennent en effet, puis le rêveur est rappelé à la réalité (présente pénible)… A propos de ce mouvement à rebours dont vous parlez, je voudrais préciser un point important qui concerne la structure de Préhistoire. Le livre, tout en digressions, orné au détour de chaque phrase ou presque d'une figure animale, image ou métaphore, constitue bel et bien in fine la grotte elle-même, avec ses ramifications, ses galeries, ses diverticules et ses fresques animalières, dont le gardien défend l'entrée. En somme, le texte se substitue à l'objet qu'il évoque (et auquel même le roman le plus réaliste n'aurait pu donner véritablement accès). La lecture n'est pas autre chose que cette visite même que l'on croit perpétuellement ajournée.

Plus que l'Histoire (qui "est bien connue. Nous possédons les textes") dont vous semblez vous méfier, la préhistoire remettrait en question notre mémoire. Crab qui remonte toujours plus loin en arrière finit par trouver son propre passé douteux : …

Nabokov, au terme de son autobiographie, le confie tristement : dès que l'on précise un souvenir par un effort de remémoration et qu'on le fixe ainsi par l'écriture, plus net, on le perd. À mesure que nous progressons dans la connaissance de nos origines, nous nous coupons paradoxalement de la vérité de ce passé que chaque époque semble éprouver moins sensiblement que la précédente. On peut dire sans exagérer beaucoup que certains gestes préhistoriques – et partant, certaines façons de penser, sans doute – avaient encore cours dans la France rurale de 1900, un rapport aux saisons, aux outils également, qui tend à devenir de plus en plus abstrait. D'un côté, donc, nous avons des certitudes nouvelles concernant ce passé, grâce aux découvertes scientifiques ; de l'autre, nous l'éprouvons comme irréel, quasi fantastique, en somme fort peu vraisemblable. Les représentations précises du cinéma se substituent aux figures anciennes, confuses mais constitutives de notre imaginaire. Et voilà, justement, tout cela n'est plus que du cinéma.

Pour Crab, le héros de La Nébuleuse du Crabe, qui n'arrive pas à quitter la scène, qui "raconte sa vie en commençant par l'enfance de Darwin", "l'évolution" consisterait à perdre l'intelligence, "se débarrasser de la conscience" – à redevenir animal. Vous croiriez donc plus volontiers à l'involution qu'à l'évolution, plus à l'animal qu'à l'homme…

Cette aspiration à moins de conscience est une aspiration à moins de douleur. Mais je n'ignore pas que le tourment est en quelque sorte la condition du développement de l'homme. Par ailleurs, contrairement à une idée répandue, nos plus vifs plaisirs sont des plaisirs de l'intelligence, laquelle n'est point coupée de la sensibilité comme le prouvent les extraordinaires réussites de l'art. L'animal est pour moi un repère, un point fixe dans un paysage mouvant. On peut toujours se référer à lui pour savoir en quoi consiste d'abord la vie, ce qu'elle est avant que nous n'échafaudions nos fabuleux plans de carrière. L'homme s'adapte infiniment. Élevé par une louve, il devient un loup très valable (si convaincant que les autres loups ne le prennent même pas pour un original…). Il est donc sans cesse tenu d'inventer ses conditions et ses modes de vie, tandis que l'animal exécute le programme de l'espèce à laquelle il appartient. C'est sa force et sa limite. Parfois, nous nous prenons à envier cette force et même cette limite dont nous ne sommes portant pas entièrement quittes, loin de là, évidemment. L'animal nous le rappelle. L'évolution de l'homme, cette perpétuelle révolution plutôt, est moins effrayante et vertigineuse parce qu'il a l'animal fidèle et stable à ses côtés (parfois même sur son épaule).

Le héros de Préhistoire va commencer son œuvre pariétale avec un art animalier. Votre bestiaire est aussi imposant qu'extraordinaire. L'animal, réel ou fabuleux (Palafox), fait sentir sa présence à chaque page de chacun de vos romans. On songe à Georges Bataille qui, rêvant à l'absence de représentations humaines dans l'art préhistorique (minimale par rapport à celle des animaux) souligne que l'homme de Lascaux venait à peine de se distinguer des animaux, et que l'étrangeté inhumaine, l'animalité des œuvres préhistoriques nous donnent le signe sensible de notre présence dans l'univers.

C'est à ce titre, indépendamment de toutes les significations magiques, rituelles ou religieuses que l'on prête à ces fresques, que la peinture rupestre relève bel et bien de l'art. C'est un geste d'appropriation autant que de célébration. Une tentative d'accéder au mystère de ce qui nous échappe par la représentation. La main qui sait représenter le monde tient le monde. Impressionné par les vastes troupeaux de rennes ou de bisons, l'homme de Lascaux a sans doute jugé que c'était ainsi en effet que se manifestaient la force et la présence en ce monde : il a reproduit ces troupeaux pour affirmer sa propre présence. La figure humaine n'aurait pas eu cet effet péremptoire ou rassurant puisqu'il connaissait sa faiblesse. Il ne la connaissait que trop. Au contraire, cette faiblesse affichée ainsi sur tous les murs eût peut-être perdu l'homme. Audacieusement, je pourrais dire que ma défiance à l'égard du genre romanesque vient de ce même malaise de voir redoublée dans les livres l'éternelle destinée de l'homme. Je coiffe donc celui-ci d'une chaise, ou je lui lance un hérisson dans les pattes, il est au moins distrait un peu de ses vieilles préoccupations d'amour et de mort.

Votre texte La Vie future du professeur Leroi-Gourhan se moque des scientifiques, des paléontologues : comme par un juste retour des choses, vous décrivez chaque grand préhistorien (Boucher de Crèvecœur de Perthes, Breuil, Leroi-Gourhan) comme l'homme préhistorique qu'il a découvert…

Plus exactement, je raconte l'évolution de la science préhistorique en la calquant sur l'évolution de l'homme telle que nous la connaissons. J'assimile donc les premiers préhistoriens aux premiers primates, puis, à mesure que le savoir scientifique s'affine, je décris les savants eux-mêmes comme des hominidés de plus en plus évolués. Le sujet devient objet de sa propre étude. Simple retournement de point de vue. N'oublions pas que le paléontologue a des os longs et courts qui finiront bien par devenir de très passionnants fossiles…

Préhistoire (où vous inventez l'anonymat du narrateur qui dit "je") serait plus "autobiographique" que Thomas Pilaster ou même Du Hérisson. Dans ce dernier ouvrage, où un hérisson "plus vieux que le mammouth" empêche un narrateur anonyme d'écrire son autobiographie, on lit : "Que m'importe que l'histoire littéraire ne daigne pas retenir mon nom si je demeure une énigme éternelle pour la paléontologie".

N'est-ce pas cela, la gloire posthume ? On découvre parfois un squelette étrange, unique en son genre, qui semble avoir couvert à lui seul une étape de l'évolution humaine. Les grandes œuvres sont ainsi, définitivement originales, inassimilables tout à fait, monstrueuses, comme si elles refusaient de céder la place, de mourir en nourrissant celles qui leur succéderont et de disparaître ainsi modestement selon le principe même de la vie. On ne peut se débarrasser d'elles. On ne sait trop quoi en faire, comment en user. Chaque époque doit les prendre en considération. Et finalement, c'est cela – l'hapax, l'unique, l'aberrant – qui devient le lieu commun dans le temps et dans l'espace où l'humanité se rassemble et se reconnaît.

"La fin de la préhistoire fut précipitée par l'apparition de l'écriture. Plus exactement, on considère que l'apparition de l'écriture marque la fin de la préhistoire, que celle-ci en somme s'achève lorsque le récit commence". C'est la définition du héros de Préhistoire. Le gardien qui s'isole pour devenir artiste mais seulement après avoir longuement procrastiné, digressé, après avoir péniblement hésité à prendre ses fonctions, à "s'y mettre" comme on le lui demande "là-haut", cet homme tardivement préhistorique devient peintre, mais peut-on aussi y voir une figure de l'écrivain (et "là-haut", de l'éditeur) ?

Sans doute. Chacun de mes livres est aussi le récit de sa propre apparition et illustre organiquement ce qu'il raconte. Ainsi, dans Préhistoire, on attend durant tout le livre que le roman commence. Puisqu'il est d'usage d'assimiler en effet le début de l'Histoire aux débuts de l'écriture, il m'amusait d'imaginer une écriture pré-historique, qui refuserait le roman, qui ne consentirait pas obligatoirement à ce jeu de causes et de conséquences qui fonde aussi bien l'Histoire que le roman. De là ces stratégies dilatoires, digressives, tout au long du livre – lequel ne commence enfin que pour finir, justement… En cela, je ne suis pas un romancier : tout roman met en œuvre dès les premiers mots les conditions de sa fin. C'est un processus d'autodestruction, de catastrophe. Un processus morbide. Tout est noué pour être dénoué. La tension dramatique nous entraîne et même nous précipite vers la fin du livre, et la fin de tout. Mes romans voudraient plutôt instaurer un temps hors de l'Histoire, propice au songe, à une méditation poétique sans enjeu concret.

Cette définition de la préhistoire commence par la fin. Or le narrateur, songeant à l'origine de la peinture ("le premier peintre découvrit les propriétés colorantes de l'ocre en suçant un caillou pour tromper sa faim") dit : "L'origine toujours mystérieuse des histoire m'intéresse davantage que leur fin, toujours prévisible, c'est pourquoi je ferai un conteur lamentable […] – un piètre conteur uniquement soucieux des commencements, des sources, des généalogies, et reculant sans cesse le point de départ de son récit". La préhistoire n'aurait donc pas d'origine, on ne pourrait la connaître que par la fin ?

Nous savons aujourd'hui que l'homme est le fruit d'une série de hasards. L'évolution telle qu'elle s'est produite n'était pas fatale. En somme, l'Histoire commence quand les jeux sont faits. La préhistoire est au contraire l'âge où tout était possible. L'écrivain qui saurait s'y transporter jouirait soudain d'une liberté absolue pour rêver autre chose que ce qui fut, que ce qui est. Puisque rien n'était écrit, tout reste à écrire, partant de l'origine, tout, sauf ce qui est advenu et que le roman pourtant, sempiternellement, ressasse.

Entre peinture et écriture, le texte de Préhistoire apparaît en quelque sorte encadré par deux peintres (deux voix plus que deux figures) : on entre en Préhistoire avec Gaston Chaissac qui déclare en exergue que "Seuls les dessins des cavernes semblent bons pour durer toujours" ; et le livre se referme sur le narrateur qui, chez lui, se met à orner les murs de peintures pariétales. Vous allez prochainement publier un ouvrage consacré à Gaston Chaissac (D'attaque, Argol, 2005). Quelle est la place de Chaissac dans Préhistoire et quelle est la place de la préhistoire dans son œuvre ?

Chaissac dessinait à la craie des "géants de muraille" dans la cour de la petite école communale où sa femme enseignait. Il jouait aussi avec les nœuds des souches ou les irrégularités de l'objet ou de la surface que son pinceau rencontrait, comme les peintres du paléolithique savaient utiliser les anfractuosités et les arêtes des parois pour donner du relief à leurs compositions. Mais je ne voudrais pas forcer les rapprochements. Chaissac est un artiste moderne, plein de finesse, d'une grande subtilité. Il a suffisamment souffert d'être pris pour un idiot du village, je ne vais pas le décrire maintenant en primitif aurignacien ! La citation que j'ai mise en exergue me réjouit toujours autant. Tout est dit de l'extraordinaire résistance de ces œuvres pariétales – résistance au temps comme aux interprétations qui les épuiseraient. Autre chose aussi : les styles passent, se démodent, or ce phénomène semble épargner les peintures rupestres qui apparaissent toujours aussi vivantes et effectivement impérissables. Serait-ce parce qu'elles n'appartiennent pas à l'histoire de l'art proprement dite qu'elles ne sont pas concernées non plus par la décadence ? On attend encore l'avant-garde qui les supplanterait.

Chaissac parle des dessins (et non des peintures) des cavernes, comme si les œuvres pariétales préhistoriques étaient des œuvres d'enfants. Et juste avant de vraiment devenir artiste pariétal, le héros de Préhistoire évoque d'ailleurs des dessins d'enfants. Vous qui disiez écrire "pour les enfants qui ne savent pas encore lire"…

Oui, c'est-à-dire pour un lecteur préhistorique. Un lecteur prêt à tout, point trop ossifié encore, qui n'ouvre pas un livre pour vérifier ce qu'il sait et ce qu'il vit déjà, mais pour sortir de son rail et vivre cette expérience de conscience que permet l'œuvre d'art et qui est d'ailleurs, si l'on y réfléchit un peu, son seul intérêt. Voilà une forme ou un style qui nous oblige à reconsidérer ou réordonner le monde selon la vision d'un autre. C'est une grande chance. C'est même très exactement prodigieux. Sans cela, nous n'aurions jamais que notre propre sensibilité pour appréhender toute chose. Vous êtes déjà toute votre vie un homme maigre et frileux, allergique aux poils de chat et qui n'aime pas les épinards, prisonnier pieds et poings de votre corps, prenez au moins ces trains rapides et ces avions qui vous dépayseront un peu. Je n'idéalise pas l'enfance, mais cela en tout cas est vrai, presque par définition : l'enfant est partant.

Pour Georges Bataille, l'homme de Lascaux c'est "l'Homo ludens, l'homme jouant, (en particulier le jeu admirable de l'art)". C'est en cela surtout que l'homo sapiens s'opposerait à l'homme de Neandertal, homo faber qui ne riait pas, sombre travailleur. Or vous considérez homo sapiens comme un imposteur ; vous songez à la réhabilitation, à la résurrection même de Neandertal (résurrection à la Jurassic Park évoquée dans Les Absences du capitaine Cook). Votre œuvre, si ludique, fait souvent rire – mais d'un rire qui, aussi souvent, reste dans la gorge, – d'un rire préhistorique ?

Le rire n'est pas une énergie très productive. Le sérieux a toujours présidé aux entreprises humaines. J'imagine qu'un homme préhistorique rieur aurait tout laissé tomber. Au lieu de ce sourire qui est le nôtre, qui "surplombe les paysages anéantis", selon la formule de Cioran, le sien eût flotté au-dessus des mondes à venir. Alors l'homme aurait lâché sa sagaie, sa torche, et son pinceau (mon crayon) aussi sans doute.

Dans Le Démarcheur, dans la joute verbale qui oppose le généalogiste et le généticien, on entend que l'homme est un "dégénéré qui découvrit la musique par hasard, en mangeant son frère avec les mains". Cette origine de la musique, bien inquiétante, est aussi orale que celle que vous imaginez à la peinture dans Préhistoire : "le premier peintre découvrit les propriétés colorantes de l'ocre en suçant un caillou pour tromper sa faim". Deux arts qui naissent par la bouche, sortent de la grotte.

Deux manières peut-être de nommer la parole. Il n'y a pas grande différence entre les dessins tracés sur les parois d'une grotte et les mots qui se forment sous la voûte du palais. Quant à la musique, elle retrouve dans les caves la résonance idéale des cavernes. L'homme est un animal qui profère, il recherche toujours la meilleure acoustique, c'est primordial pour lui puisqu'il prend corps par la parole, dans la parole. Il sort de sa propre bouche comme un bébé naissant. C'est ainsi littéralement qu'il vient au monde, en le nommant.

La musique, et la peinture, deux arts entre lesquels hésite Crab, qui "ne peut toucher à la musique, elle lui échappe", qui pourtant "ne manque pas d'oreille", et sait "distinguer toutes les qualités de silence". Préhistoire imagine que les peintures pariétales furent accompagnées à la flûte… De la musique des sphères à la musique grottes, la musique serait la voie la plus sûre de la préhistoire ? (Et si Crab trouve le bonheur chez un trompettiste de jazz, on pourrait entendre que cette musique doit s'improviser – ou venir à l'improviste…).

On suppose à bon droit que l'homme de Cro-Magnon ne vivait pas sans musique. Chants, percussions, sans doute aussi des flûtes rudimentaires en bois ou en os pouvaient accompagner ses travaux ou ses diverses cérémonies. Sa peinture nous reste, il n'écrivait pas, c'est donc sa musique qui nous manque. Je sais que le metteur en scène qui envisage d'adapter Préhistoire a le projet de travailler avec un musicologue afin d'essayer d'imaginer avec lui cette musique perdue. Je trouve son idée passionnante. Ce qui est sûr, c'est que l'espace musical est si vaste que l'on a toujours au moins l'illusion de pouvoir repartir de rien et tout réinventer, comme si la musique, qui de surcroît n'est jamais narrative, appartenait par principe ou par nature au temps préhistorique.

Vos œuvres, très orales, sont à mon sens bien plus poétiques que (ce qu'on entend traditionnellement par) romanesques. On y trouve un sens de l'écriture avec quelque chose d'une malédiction, d'une male diction : c'est par exemple la voix du narrateur de Préhistoire qui hésite à sortir de sa bouche comme l'écriture qui hésite à sortir de la grotte. On songe aussi aux Absences du capitaine Cook, où un archéologue précipite un spéléologue dans le gouffre d'une grotte. En chute libre, le spéléologue (spécialiste de la grotte de Pales, celle de Préhistoire) trouve le moyen de tracer le nom de son assassin : l'écrire avec la voix, hurler ce nom, qui, de paroi en paroi, d'écho en écho, va demeurer dans la grotte jusqu'à l'arrivée des enquêteurs. Comme si toute grotte était sonore (résonnant d'un nom, encore…) ; comme si écrire c'était "combler le gouffre". 

Si le principe de l'écho était vraiment au point, nous entendrions résonner aujourd'hui encore dans les grottes les récits héroïques qui peut-être rythmaient le travail des peintres. Il existait certainement une tradition orale qui a nourri l'imaginaire de l'homme et dont il se peut que les traces subsistent dans les œuvres modernes. Alors, je n'invente rien. J'écoute le bourdonnement immémorial de mon sang, la rumeur du vieux monde alentour et je répète scrupuleusement ce que j'entends, ma salive n'a pas oublié la saveur forte de la viande de mammouth, je mêle mon chant au chœur des voix de ces conteurs analphabètes. Il n'est pas interdit de jouer avec cette idée… Ainsi en effet l'homme précipité dans le gouffre du temps ne se défait pas, quelque chose résiste, se transmet, tient bon. Et je ne sais rien de mieux ni de plus rapide qu'un mot proféré à pleine voix pour combler un gouffre, ni l'eau, ni la terre, ni le sable. Sachons le bien choisir.

Monge, Démarcheur qui fait penser au Dépeupleur de Beckett, rêve de dévaster les bibliothèques, rêve d'un monde dont les animaux seraient les seuls habitants, un monde préhistorique, mais plus ancien que celui de Préhistoire : d'avant l'apparition de l'homme, d'avant l'apparition du langage. Écrire la préhistoire, ce serait alors "oublier l'alphabet", désapprendre à écrire…

Retrouver en somme ce champ de virtualités infinies qui est le domaine de la musique. L'écriture, on le sait, est le moins libre de tous les arts puisqu'elle est prisonnière du langage, au moins de l'alphabet, justement. Mais c'est également la qualité plastique du langage et ses propriétés fixes qui le rendent intéressant à travailler, comme une matière résistante, irréductible, et qui se passe très bien de vous. Je berce parfois dans mes livres ce rêve d'innocence retrouvée, d'amnésie, parce qu'il est plaisant d'imaginer qu'un autre destin serait alors possible pour l'homme. Mais, si l'on y songe bien, c'est un rêve d'anéantissement, d'apocalypse ou de suicide… En outre, l'homme contemporain est au seuil d'une nouvelle évolution biologique radicale dont il sera le maître d'œuvre cette fois, même s'il risque fort d'en devenir la dupe. La métamorphose aura bien lieu. Nous sommes les australopithèques de la prochaine Histoire.

Écrivains de la préhistoire
Presses Universitaires du Mirail, collection Cribles
décembre 2004

Entretiens