Entretien

Douze questions à Éric Chevillard

Florine Leplâtre :
Précaution oratoire inaugurale : tout est dit dans vos livres, et j’ai bien noté la question narquoise de Pilaster à ses hypothétiques futurs intervieweurs : « Pourquoi un écrivain serait-il plus intéressant hors de ses livres qu’un confiseur hors de sa confiserie ? ». Néanmoins, la dimension critique et métalinguistique de vos textes, et l’ironie permanente qui les anime, nous amènent à vous demander malgré tout de parler en dehors de votre confiserie.

Comment avez-vous rencontré Désiré Nisard ? Dans Scalps (Fata Morgana, 2004), apparaît un personnage « professeur d’électrotechnique au lycée Désiré Nisard  ». Auriez-vous rencontré ce nom par hasard et entrepris des recherches au sujet de son propriétaire ?

Éric Chevillard :
Non, non, j’ai bel et bien rencontré Nisard, je me suis heurté à lui au coin d’une rue ou d’une page, je ne sais plus. Soudain, il fut là devant moi, dans son petit costume étriqué. Pour moi, une seule alternative : soit je fuis, soit je lui passe sur le corps. J’ai donc fui. Son aspect est si revêche, si rebutant. Mais il m’attendait au tournant suivant de cette rue ou de ce livre, et cette fois, nulle échappatoire, j’ai compris que je ne pourrais éviter l’affrontement.

J’aimerais vous interroger sur la façon dont vous concevez et composez vos livres : dans la mesure où, en l’absence de récit, il n’y a pas de nécessité diégétique de la structure, comment composez-vous vos romans ? : Dans Démolir Nisard, pourquoi cela s’arrête-t-il à ce moment-là, pourquoi ne pas continuer, ou s’arrêter avant ? (Écrivez-vous à partir d’une phrase initiale, de laquelle la suite découlerait, ou bien pensez-vous vos livres davantage en terme de plan, les phrases venant « après » ?)

Le plus souvent, c’est un engagement à corps perdu, droit devant dans l’espace infiniment ouvert du songe et de la spéculation, et l’envie d’en découdre là, sur ce terrain à moi propice, avec le principe de réalité. Un thème, une idée, une phrase, et c’est parti, il y a une logique à l’œuvre dans la langue, je vais la faire jouer pour moi contre les buts qu’elle sert ordinairement, profiter du rail lisse et bien huilé de ce tortillard pour lancer ma fusée. En revanche, à l’exception des Absences du capitaine Cook et de La Nébuleuse du Crabe (prolongée d’ailleurs dans Un Fantôme), conçus ceux-là comme des livres possiblement infinis, il me semble que mes récits ne pourraient se poursuivre au-delà de leur terme, soudain c’est terminé, matière épuisée, figure achevée. Ils se construisent du coup comme rétrospectivement. Dans Préhistoire ou Démolir Nisard, le dénouement ordonne le récit, exactement selon les termes de Malraux : la mort change la vie en destin. Vrai aussi que le geste ne s’interrompt pas et que le livre suivant naît dans l’élan.

Dans Au plafond, le peintre Kolski donne une leçon sur la représentation  : « Pour peindre un coquelicot, la dernière couleur à utiliser est évidemment le rouge, n’importe quelle autre couleur bien comprise conviendra davantage. (…) Et quant à ceux qui peignent le coquelicot rouge, reprend Kolski, ils arrivent de toute façon trop tard, le travail a été fait, c’est écraser à coups de poing le nez du clown. » Démolir Nisard, n’est-ce pas écraser à coups de poing le nez du clown ?

Je ne suis pas bien certain que Nisard eut trouvé un engagement chez Medrano avant que je ne décore sa face de carême de ce beau nez rouge. Mais surtout, peu de commentateurs semblent avoir remarqué qu’il y a un autre personnage dans ce livre, le narrateur, qui est sans doute plus intéressant, plus complexe, qui prend corps par la parole tandis que Nisard, personnage historique qui lui préexiste, ne sera jamais parvenu à s’incarner littérairement, malgré une vie entière vouée à l’écriture. Nisard est campé dès les premières pages du récit : un raseur, ridicule sous quelque angle qu’on le considère. Au contraire, le narrateur évolue, rongé par son obsession, emporté par sa haine, c’est lui surtout qui m’intéresse car il enfle avec le texte, il se confond avec lui, il n’a pas d’existence en dehors. C’est la particularité de mes livres, je crois, depuis Palafox, le sujet de la phrase en est également l’objet, modifié par son rythme et son mouvement, bouchon dans le flot, toujours en déséquilibre ou métamorphose.

Certains ont pu trouver la « démolition » de Nisard un peu vaine, ou manquée, puisqu’elle aboutit à la résurrection d’un personnage oublié de tous hormis de quelques vieux sorbonnards qui trouvent bon de lui consacrer un colloque à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. Avez-vous fait exprès de publier ce portrait charge cette année-ci ? Votre livre contribue en effet à la célébration du bicentenaire… Considérez-vous Nisard comme un personnage historique dont l’existence et l’œuvre critique sont réellement problématiques, ou comme un personnage fictionnel au même titre qu’Oreille Rouge, Pilaster ou Crab ? (— l’origine référentielle du personnage en ferait alors un support plus solide au développement d’un discours.)

J’ignorais au départ cette merveilleuse coïncidence des dates qui me permet de rire aussi, incidemment, de l’obsession puérile des anniversaires qui depuis quelque temps transforme chaque année nouvelle en grand festival de commémorations. Quant au paradoxe de ce livre qui exprime la volonté d’anéantir un personnage déjà oublié tout en le ressuscitant, il est de ceux qui me réjouissent. On sait que la haine comme la jalousie confère à l’ennemi une capacité de nuisance qu’il n’aurait jamais si l’on savait le traiter par le mépris ou l’indifférence. Il s’agissait pour moi d’étudier cela aussi, comment l’ennemi se nourrit de soi tel un fœtus et grandit en nous et se déploie, comme nous n’existons plus peu à peu que dans notre rapport à lui. Pour ce qui est du vrai Nisard, écrivain fastidieux, sermonneur aux positions contestables (il dispensait par exemple les puissants de la morale commune), par ailleurs opportuniste politique, c’est une intelligence étroite et mesquine, il y a peu à en dire. Mais Nisard devient dans mon livre le responsable unique de tous nos maux, il faut alors le voir évidemment comme une caricature, parangon de la suffisance et du conservatisme le plus borné. Le narrateur le désigne comme bouc émissaire et punching-ball. Sa colère s’abat sur lui parce qu’il faut parfois cogner sur du solide : ce pitre éprouvant fera l’affaire. Mais il existe bien sûr des incarnations ou réincarnations contemporaines de Nisard, lesquelles apparaissent dans le livre, du moins un certain nombre d’entre elles, les coups ne sont pas distribués au hasard. Cette rage, née de presque rien, ne cesse de se découvrir de très valables motifs.

Dans L’œuvre postume de Thomas Pilaster, vous écrivez : « La poésie est éventée dans le poème qui l’annonce et la dénonce, comme une carafe signale un point d’eau. Je la préfère hors du poème, rendue à la phrase. » Est-ce ce que vous pensez comme Pilaster ? Est-ce pour cela qu’on ne lira jamais le « grand poème sur l’Afrique » qu’écrivait Oreille rouge dans son carnet Moleskine ? La poésie est-elle toujours ridicule ? On a pu, au vu de la densité stylistique et du caractère fortement métalinguistique de ce vous écrivez, parler de vous comme d’un poète plus que d’un romancier. Qu’en pensez-vous ?

Le romancier se rengorge toujours quand on dit de lui qu’il est plutôt un poète. On ne saurait le flatter davantage. Il accepte le compliment sans façon. Parfois même il ajoute « je crois vous avez raison ». Je fais pareil, mais surtout parce que je ne parviens pas à me considérer comme un romancier. Je déteste le côté calibré du roman, cette construction arbitraire qui se donne pour nécessaire, cette tension artificiellement créée pour être finalement dénouée, cette économie des moyens sacrifiés en vue de la fin comme si ce n’était pas le détail qui compte, et ces psychodrames familiaux, domestiques, amoureux, dont la vie même est lasse, et encore toute cette singerie de personnages… Poète, ensuite, il me paraît impossible de se prétendre tel, c’est dire froidement « je suis une sorte de Rimbaud ». De toute façon, mon propos est toujours masqué, comme si je cherchais à détourner l’attention du lecteur tandis que le vrai livre s’écrit dans son dos. Dans son dos peut-être, l’émotion, la poésie, le sens. Le lecteur selon mon goût ne se laisse évidemment pas tout à fait prendre à mes leurres. Au moins je ne le considère pas comme Pavlov son chien.

Dans Oreille rouge encore : « Après avoir scrupuleusement décrit le contexte, il introduit maintenant les personnages. Comme il a bien lu Balzac ! » Le roman narratif est-il devenu impossible ? Comment vous situez-vous par rapport au « Nouveau roman » ?

Je suis à peu près d’accord avec les constats et même la plupart des propositions de Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, lesquels demeurent aussi valides aujourd’hui que s’il n’y avait pas eu entre-temps le Nouveau roman… Par ailleurs l’œuvre romanesque de Robbe-Grillet me laisse froid, ou plutôt me donne froid, je dérape à la surface, et je n’ai lu les autres écrivains abusivement regroupés sous son étendard qu’après avoir écrit moi-même quelques livres, à l’exception de l’œuvre de Beckett qui ne saurait de toute façon être absorbée par le buvard d’une théorie littéraire et n’entre pas dans ces catégories scolaires. Quant au roman narratif, je le crois en effet devenu, sinon impossible, en tout cas inutile, plus que jamais redondant, complaisant, superflu. Il n’empêche qu’il doit y avoir un mouvement dans un livre, une sorte d’accélération continue, cela afin d’éviter que le texte ne se fige en discours. Doivent se produire des phénomènes liés au temps qui s’écoule pendant l’écriture, puis pendant la lecture, des événements liés à cela, à ce déplacement dans le temps, inscrits dans cette durée. Un livre n’est pas un fossile, et les meilleurs demeurent éternellement réactifs, même séparés par des siècles du contexte qui les a vus naître.

Démolir Nisard s’appuie sur un long article très polémique de Pierre Larousse, et votre texte se présente comme un vaste portrait charge à valeur de réquisitoire. Ce genre permet le développement d’un discours fortement rhétorique. Le choix d’un genre relevant de l’éloquence est-il une solution à l’aporie du récit et de la poésie ?

Il y a moins de rhétorique dans mes livres qu’on ne le pense généralement. Celle-ci est plutôt l’un des leurres que j’évoquais plus haut. Ou du moins je pousse cette rhétorique à bout, comme la logique, et elle s’emballe de la même façon. La maîtrise permet juste d’initier le mouvement, de prendre assez de vitesse avant de perdre le contrôle, et alors, à ce moment-là — et c’est à partir de ce moment-là que commence l’aventure d’écrire — tout peut arriver. Le réel est déformé par la vitesse et par l’ébriété qui naît de cette vitesse. Le spectacle me surprend moi le premier. Seulement, pour se lâcher ainsi dans le langage, il faut en avoir l’expérience, avoir développé par usage et entraînement les réflexes qui se substituent à la froide réflexion dès que celle-ci, complètement dépassée par ce qui arrive, clignote dans le rouge et ne peut plus rien pour nous. En poussant toujours plus loin le raffinement, on bascule finalement de l’autre côté, avec les fous, les enfants et les primitifs, au commencement de quelque chose de nouveau. Nulle forme de nostalgie ou de régression bêtifiante ne permet de retrouver cet état. Il faut traverser la culture et savoir utiliser instinctivement les armes et les outils dont nous nous sommes consciemment dotés, pour les faire servir nos fins.

Dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, vous vous moquez des « habituelles remarques réflexives sur le journal, inévitables dans ce genre d’écrit (que penserait-on d’une moissonneuse-lieuse qui se mettrait elle-même en gerbe  ?) ». Vos livres ne sont-ils pas tous des moissonneuses-lieuses qui se mettent en gerbe ?

Et cependant, pour cette littérature de l’excès que je pratique, l’idéal serait d’excéder le livre même. Il y a un combat permanent contre la forme, de même que le danseur ou l’athlète ne cherchent finalement qu’à sortir de leur corps, à le laisser derrière eux parce qu’il les encombre, il les gêne, il les ralentit, je voudrais que la vitesse propre du livre le déborde, se change au-delà en énergie pure, avec quoi réordonner le monde à ma guise, et plus seulement donc dans l’espace clos du livre. Ne riez pas, je suis très sérieux.

Quelque chose me semble très intéressant dans plusieurs de vos livres, c’est le rapport que vous entretenez avec les protagonistes que vous fabriquez : pour Pilaster en particulier, la distance semble variable — il n’écrit pas que des bêtises, il ne constitue pas exactement un contre-modèle. Dans Oreille rouge, le personnage principal, assez fat, est l’objet d’une ironie sarcastique (« A son retour, il va alerter l’Occident sur la situation de l’Afrique »). Avec Nisard la distance est maximale, la méfiance à l’égard de la production littéraire est poussée à son comble. Les considérez-vous comme des alter ego, support de l’autodérision, ou des figures repoussoirs ? Etes-vous obligé de vous moquer de l’écriture pour vous autoriser à écrire ?

Mais sauriez-vous départager à coup sûr ce qui, dans les écrits de Pilaster, appartient à la littérature de ce qui en est la dérision ? Tel est l’enjeu de ce livre : le lecteur doit se prononcer. Il ignore ce que j’en pense, moi, de ces textes. Il ne connaît que l’opinion de Marson, l’éditeur, qui les annote fielleusement. Même chose avec Oreille rouge, tantôt un fat, comme vous dites, tantôt un homme si démuni, si vulnérable qu’il n’a aucune défense intellectuelle ou physique à opposer pour se garder de l’Afrique et qui, de ce fait, la rencontre pour de bon à certains moments. Mes personnages n’ont aucune cohérence psychologique, ils n’existent pas en tant qu’individus, ce sont des pronoms personnels qui ont mes livres pour milieu naturel et se retrouvent embarqués dans des phrases qui vont sérieusement les secouer. Nisard ne s’en relèvera pas. Je ne m’attache pas à ces personnages, je ne vomis pas quand l’un d’eux a la nausée ; parfois sans doute ils me servent de masques et parfois ils ne sont que des figures de foire pour mon jeu de massacre (et parfois encore tout cela ensemble), mais qu’importe, la seule réalité à quoi je me confronte en écrivant est le matériau plastique de la langue, sachant que dès que l’on s’y attaque avec un certain engagement, tout le réel bouge avec elle, du moins les représentations que l’on en a (ce qui, pour nous autres hommes, revient à peu près au même). Vous voyez que je ne me moque pas tant que ça de l’écriture, ce sont plutôt certaines postures crispées de l’écrivain qui suscitent mon ironie.

Dans Pilaster, un conférencier cuistre est ridiculisé notamment à cause de son rapport encyclopédique ou livresque au réel. Oreille rouge débite aussi à plusieurs reprises des descriptions d’animaux sur le modèle d’articles de vulgarisation scientifique. N’est-ce pas un peu aussi le vôtre ? Votre écriture est marquée par une grande richesse lexicale — vous jouez avec les registres et les niveaux de sens des mots. Quel est votre rapport au dictionnaire ? (Sartre se dit dans Les Mots platonicien par nécessité, parce qu’il a énormément lu avant d’avoir une expérience des objets, des sentiments et des idées — vous compareriez-vous à lui de ce point de vue ?)

La littérature est une expérience totale pour celui qui s’y consacre. On peut passer sa vie dedans. Mais il faut se demander si elle est toujours seconde, si elle n’a pas en vérité puissamment contribué à inventer ce réel au nom de quoi certains s’autorisent à la juger futile. En apprenant à lire, nous apprenons aussi quels sont ces objets que les mots désignent, et notre expérience des sentiments et des idées ne serait sans doute pas telle si des écrivains ne leur avaient ouvert l’espace de nos imaginations. L’amour existe-t-il à l’état brut dans la nature ? Nous nous aimons de manière bien livresque, en effet. Les mots échangés, les situations, les comportements, tout est écrit dans le détail. Il y a une grande part de récitation dans le programme de nos existences, même si nous y mettons du cœur… C’est donc bien l’expérience de la vie dans toute sa variété (sont convoqués ici aussi le monstre et même l’animal) que permet la littérature et qui justifie le projet d’écrire. Rien de plus précieux que le songe de l’homme. Tout procède de là.

Paradoxalement, le soupçon très violent qui s’exerce à l’égard du discours, de la littérature comme objet social, de l’art, de la représentation et du récit, ne semble pas atteindre le langage : vous semblez avoir au contraire une grande confiance dans les ressources expressives du langage — est-ce ce qui vous rend si prolixe malgré tout ?

Voulez-vous dire que le marché est saturé de Chevillard ? Que l’asphyxie guette, que vous demandez grâce ? Je me suis organisé afin de pouvoir me consacrer à l’écriture exclusivement, il est normal que des livres paraissent. Comme vous l’aurez compris, je ne me donne guère la peine de chercher de bons sujets qui nous concernent tous, de mener des enquêtes préalables sur le terrain, de réunir trois mètres cubes de documentation et de perdre douze kilos pour camper ensuite un personnage de freluquet en connaissance de cause, ma vie se joue en grande partie durant ces heures d’écriture et la notion d’exercice de style m’est absolument étrangère, si certains semblent persuadés que je ne fais que ça — se pourrait-il que la prose française soit devenue si plate que, dès qu’un style plus original la travaille, celui-ci paraisse nécessairement forcé, factice, précieux, pure esbroufe ? Sans doute ne suis-je tout à fait libre que lorsque j’écris, voilà aussi pourquoi je n’aime pas que toutes les poses et les grimaces de l’homme en société envahissent le champ littéraire où la chance nous est pourtant donnée de tenter autre chose.

Alors que vos premiers livres mettaient en scène des Plume mâtinés de Krapp et de Monsieur Songe, avec un humour discret fondé sur des situations absurdes ou cocasses, vos livres plus récents sont de plus en plus délirants, on a l’impression que dans Démolir Nisard vous jouez sans retenue avec le langage et la parole, le narrateur, un monument de mauvaise foi, usant notamment des ruptures de registres, des hyperboles et d’images délirantes — qui font que ce livre est vraiment à mourir de rire. Est-ce que vous vous amusez aussi en écrivant — est-ce que vous éprouvez un rapport plus libre au style et au langage qui permettrait d’introduire de plus en plus de jeu dans les textes  ? (une sorte de progression inverse à celle de Beckett qui finit dans l’« épuisement » avec des pièces pour la télévision complètement muettes).

Il n’est pas du tout exclu que je finisse muet. Et tous les écrivains d’ailleurs, réduits au silence. Il me semble que le temps de la littérature est fini. Alors évidemment j’en rajoute. L’évolution que vous notez, depuis mes premiers livres jusqu’aux derniers, tient sans doute aussi à cette lucidité nouvelle  : puisque la littérature n’existe plus, tout est permis. Je ne sais si je m’amuse en écrivant, la dimension du jeu existe, mais ce jeu demande de la concentration, il y a donc aussi une tension qui, d’ailleurs, dans le meilleur des cas, se retrouve dans le texte et l’électrise. L’humour est une condition de ma littérature. J’ai essayé d’écrire un livre en m’en abstenant, si vous aviez vu la pauvre chose, il n’y avait pas d’humour, ça c’était réussi, mais pas de littérature non plus, par voie de conséquence. Et pourtant, paradoxalement, l’humour me permet aussi de tenir la littérature à distance, le monument Littérature. Si je la dépouille de cet humour, je n’en vois plus que l’emphase et la prétention, elle me semble appartenir à un autre âge, comme si le dernier souvenir d’elle était consigné aussi dans les Mémoires d’outre-tombe.

Inventaire / Invention
novembre 2006

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