Entretien

Les attrape-cœurs d'Éric Chevillard, écrivain

Citez-nous un écrivain fondamental pour vous, quelqu'un qui vous a profondément marqué.

Je redoute toujours cette question. En citant des livres ou des écrivains, on donne l'impression de se placer soi-même dans leur lignage ; en revendiquant leur influence, de lorgner surtout leur héritage. Exhumez Swift, Lautréamont, Nabokov, Beckett, Michaux, comparez leur ADN avec le mien et vous verrez : c'est moi leur fils spirituel à tous – et leur fils unique, s'il vous plaît. En proclamant tout ce que l'on doit à tel génie, à tel géant, on apparaît alors plutôt, malgré soi et au contraire de l'effet recherché, comme un nain criblé de dettes, insolvable. Mais après tout, peut-être est-ce cela la vraie modestie… Pour vous répondre mieux, cependant, je peux vous citer la première phrase qui m'a arrêté lorsque j'étais enfant. C'est-à-dire que je m'y suis arrêté, j'ai arrêté ma lecture, il s'est passé quelque chose, une petite révélation sans fracas. C'est une phrase d'Andersen : « Kay était épouvanté, il voulait dire sa prière et seule sa table de multiplication lui venait à l'esprit. » Après un instant de stupeur, un autre instant de réflexion, j'ai éclaté de rire. Beaucoup plus tard, j'ai lu Michaux et d'abord La Nuit remue, en me disant voilà, très bien, j'ai trouvé, je vais écrire ce livre… J'étais surexcité, accablé à la fois, je n'osais pas y revenir, j'en brûlais d'envie, je tournais autour, j'avais l'impression que tout ce qu'il y avait à dire était dans ce recueil, tout ce que pouvait comprendre l'homme, et comment contre-attaquer, comment sortir de là. Michaux écrivait : « En tonnes, vous m'entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous m'avez refusé en grammes. » La rage qui trouvait ces mots, quel miracle pour un adolescent ! On vit tous des périodes de lectures privilégiées, mais Michaux, je le lis sans cesse. Et j'ai beau le relire, il ne se répète pas.

Pouvez-vous nous parler d'un livre récent ?

Une lecture récente plutôt : Hippobosque au bocage, de Gaston Chaissac, un recueil de lettres et de poèmes de ce peintre qui s'était proclamé « vice-président du club des échappés de la vie moderne ». J'ai affiché une reproduction d'une de ses toiles derrière mon bureau, un petit visage rouge qui lit tout ce que j'écris par-dessus mon épaule. Ça me fait au moins un lecteur hilare. J'aime la liberté extraordinaire de Chaissac, l'homme le plus fin qui soit sous les dehors les moins dégrossis. Un type irrécupérable, les plus intransigeants libertaires même et les anguilles les moins systématiques ne sauraient quoi faire de lui.

Quelles sont vos préférences au cinéma ?

Récemment, The Full monty m'a beaucoup plu. J'apprécie ce nouveau cinéma anglais, désespéré sans larmes, toujours très drôle. Mais si je devais retenir deux films ce serait Mon oncle et Zelig, l'un et l'autre uniques, sans pareils, absolument originaux, qui ouvraient pourtant des voies nouvelles. Mais le cinéma réserve finalement assez peu de surprises. Comme si trop de technique nécessaire était incompatible avec la poésie.

Êtes-vous amateur de musique ?

Je dois vous avoué que j'ai longtemps considéré le rock, toute la musique rock et ses variations, comme du bruit venant de chez le voisin, qui empêcherait d'écrire, de dormir, de penser. J'ai un peu l'impression d'être né, en 1964, au milieu d'un concert rock qui n'en finit pas, les groupes se succèdent sans interruption sur la scène… Est-ce qu'on ne murmure pas plutôt les choses importantes ? Je reproche surtout cela à cette musique : on ne peut y échapper, elle traverse le murs, elle passe sous les portes, elle fait vibrer les vitres. Cela dit, je veux bien croire qu'il me manque une oreille sur la hanche, et je fais davantage la part des choses aujourd'hui. Mais il est vrai que je ne me sens pas du tout de mon temps dans ce domaine, pas du tout de mon siècle ! Je préfèrerai toujours un piano ou un violoncelle dans le silence. J'aime bien la chanson française, Brassens, Ferré, Brel ou Jonasz au début mais je suis également un peu fatigué de les écouter. Dernièrement, on m'a fait connaître Dominique A et Mendelson, j'y prends goût. J'ai découvert aussi il y a peu la musique de Pascal Comelade, son univers me semble assez proche du mien. Ça m'intéresse beaucoup, une musique capable d'humour, je ne croyais pas cela possible hors celle de Satie.

Pour revenir à l'écriture, si vous deviez défendre quelqu'un, tenter de le faire mieux connaître…

Éric Meunié, sans une hésitation. C'est un ami mais c'est surtout un poète pour autant que ce mot puisse encore désigner autre chose qu'un précieux ridicule, ou un barbu recouvert de velours côtelé. Il est en tout cas l'auteur d'un livre saisissant, L'Enseignement du second degré (Éditions Créaphis), qui part d'un fait divers réel – un jeune homme écrasé par un train en traversant la voie pour connaître plus vite ses résultats du bac – et décrit le choc même, le moment du choc, l'expérience de ce choc, l'instant où l'on est dépossédé de soi – qui est aussi l'instant où nous est révélé et accessible enfin ce qui nous est le plus intime. Le poème, fragmenté, recueille ces éclats de conscience. J'ai d'autant moins de scrupules à recommander ce livre d'un ami qu'il est presque introuvable ! Quand vous entrez dans une librairie, la densité de la clientèle se réduit plus vous approchez du rayon poésie, ce qui d'ailleurs permet seul de repérer cette toute petite étagère. Voilà au moins une marchandise qui ne se vend pas, la poésie. C'est en revanche un train de marchandises qui renverse le seul bachelier au moment où son bac allait lui permettre de commencer à tenir sérieusement son rôle dans la société de consommation. Le livre raconte aussi bien sûr l'expérience d'Éric Meunié lui-même, confronté à la violence exemplaire de ce fait divers. Il continue je crois à écrire autour de cette histoire, il ne cesse de lui découvrir de nouvelles significations, elle est un peu pour lui comme L'Aleph de Borges, ce point minuscule intensément fixé par où il voit et cherche à comprendre le monde.

Les Inrockuptibles
numéro 127, 19 novembre 1997

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