Entretien

Le monde selon Crab

De Mourir m'enrhume à La Nébuleuse du crabe, Éric Chevillard a jeté le trouble dans l'univers de la fiction avec cinq romans foutraques : ici, pas de stratégies amoureuses, pas de petites vies passées au scalpel. Mais des personnages fabuleux — Théo, Monge, Palafox, Furne et Crab — en perpétuel état de guerre contre l'ordre des choses. Armes préférées : douce démence, rêve réveillé et rires cassés.

Éric Chevillard :
Comme tous les enfants, j'étais passionné par la préhistoire, les pyramides, les planètes, les éléphants, les coquillages — autant de choses dont les gens se désintéressent en grandissant. Sans doute parce que des questions plus importantes les préoccupent : l'énigme du treizième mois, par exemple, ou les différences entre Laurent Fabius et Alain Juppé.

Richard Robert :
Dans Trente autoportraits sur mon lit de mort, vous écrivez que l'enfance, c'est "l'autisme ou le scoutisme". De ces deux voies, quelle est celle qui vous aura le plus ressemblé ?

J'ai sans doute eu tort d'écrire ça. En fait, l'un n'empêche pas l'autre... Quant à moi, j'étais un enfant à la fois timide et orgueilleux, le genre qui ronge son frein, qui prépare sa vengeance. Sage, docile, mais qui n'en pense pas moins.

Aujourd'hui, le style extravagant de vos romans contraste avec votre volonté de rester en retrait, votre discrétion.

Je n'ai sans doute pas toujours été aussi discret puisque j'ai retrouvé récemment une paire de chaussures jaunes que je portais à 12 ans... Il faut savoir disparaître pour écrire. Je me demande d'ailleurs si je recherche la solitude et le silence pour y satisfaire mon besoin d'écrire ou, au contraire, si ce besoin d'écrire répond pour moi à la nécessité d'occuper cette solitude et ce silence. Mais il n'y a pas d'un côté l'écrivain discret et, de l'autre, son style "extravagant". Le style est une caractéristique physique de l'écrivain. Je suis aujourd'hui dans mes livres comme j'étais à 12 ans dans mes chaussures jaunes.

Vous êtes entré très tôt en contact avec la littérature.

J'ai eu la chance qu'on me donne à lire Andersen, certainement le premier "grand écrivain" que j'ai tenu entre les mains. J'ignore si les premières lectures agissent comme des traumatismes, dont la trace et le trouble persistent la vie entière. Mais je sais qu'il y a chez Andersen une forme d'ironie désespérée très émouvante. Ses contes féeriques ou merveilleux m'apparaissent comme une revanche de l'homme sur Dieu et les limites carcérales de sa création. Je ne concevais pas tout cela aussi nettement à l'époque où je l'ai lu, évidemment, mais je remarque aujourd'hui que mes premières lectures déjà m'ont influencé en tant qu'écrivain.

En quoi les sages études littéraires que vous avez suivies ont-elles pu contribuer à vous donner l'envie d'écrire et d'écrire de manière si peu conventionnelle ?

Je voulais écrire et j'écrivais même bien avant d'entreprendre des études littéraires. Je ne savais tout simplement pas quoi faire d'autre. Mais j'ai ensuite compris Kafka qui avait choisi le droit "pour ne pas entendre parler de littérature". Quant à ma manière d'écrire, elle est conventionnelle pour moi. Je suis partisan des conventions individuelles et exclusives en matière de peinture, de musique ou de littérature. Ma seule fierté est que, si je n'écrivais pas mes livres, personne ne les écrirait à ma place. Je ne suis pas sûr que l'on puisse en dire autant de tous les livres. La peinture, la musique, la littérature, il faut être original dans ces métiers-là. L'originalité n'est pas une attitude forcée, une forme de mégalomanie ou de provocation gratuite, elle exige au contraire une connaissance approfondie de soi, qui s'acquiert lentement. Etre original, c'est d'abord trouver sa voie, et la suivre jusqu'au bout, c'est finalement une question d'honnêteté envers soi et envers les autres... Et puis on peut espérer faire quelques découvertes en chemin.

Mourir m'enrhume a d'emblée posé le ton Chevillard : rejet du réalisme pur, humour loufoque, imagination débridée. Il est rare qu'un premier roman soit d'un style si peu tâtonnant.

J'ai tâtonné pendant vingt-deux ans, vous ne trouvez pas ça suffisant ?

Disons que l'histoire de monsieur Théo, vieillard cynique à l'agonie, avait de quoi surprendre, venant d'un jeune homme de 23 ans.

La mort est imminente tout au long de notre vie. C'est même la seule certitude que nous ayons à ce sujet, elle est imminente. Nous sommes tous de vieillards à l'agonie. Certains sont encore au berceau, d'autres courent le 100 mètres en dix secondes, ce sont pourtant des vieillards à l'agonie comme tout le monde. Je dois reconnaître également que l'idée de la mort s'impose tout de suite à l'écrivain pour une raison simple, c'est qu'il est sûr alors de tenir un bon sujet. Il touche à l'essentiel. Ses phrases vont résonner dans le grand silence. Et puis, il peut avancer toutes les hypothèses sans risquer d'être démenti par un revenant. Je pense aujourd'hui qu'un véritable écrivain doit pouvoir en dire autant, et même plus, en parlant d'une crevette ou d'un caillou. Ponge l'a prouvé.

Votre écriture semble plus marquée par votre personnalité, vos observations personnelles, que par une quelconque éducation littéraire ou l'empreinte d'un maître.

Lautréamont, Beckett, Michaux, Dubuffet, tous ceux en qui je pourrais reconnaître mes maîtres sont précisément des hommes qui n'auraient pas voulu de disciples ou de suiveurs. C'est pourquoi, respectueux de leur enseignement et par fidélité à leur morale, je ne les reconnais pas comme mes maîtres.

Vos textes sont souvent à base de métaphores, de jeux de mots, d'expressions populaires, de contre-pieds avec les conventions littéraires. C'est une démarche plus poétique que romanesque.

Vous avez raison. Seule compte la poésie, dans le roman aussi. Les grands romans sont des poèmes. On entend aujourd'hui par roman la simple narration d'un fait monté en épingle. Un bon roman, dit-on, c'est une belle histoire. On oublie que la littérature, comme la peinture, est un art du style. Est-ce que l'on juge un tableau à son exécution ou à son motif ? Est-ce que l'on admire le travail du peintre ou la gueule de son modèle ? Dans ce dernier cas, Les Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh est une croûte innommable comparée aux portraits des jolies duchesses alignés par les peintres académiques.

Vous avez adressé votre premier manuscrit aux éditions de Minuit. Etait-ce le prolongement logique d'une volonté de se démarquer par l'écriture ?

Quel autre éditeur aurait accepté de publier ce livre ? Je me doutais que s'il avait quelque chance d'être lu et apprécié, ce serait là et pas ailleurs. Proposer un livre à tel ou tel éditeur n'est pas un choix indifférent. On s'adresse de préférence à celui qui a déjà fait de nous un lecteur heureux.

Tous vos personnages veulent, à un moment ou à un autre, changer l'ordre des choses.

Don Quichotte le voulait, Bouvard et Pécuchet aussi. Cervantès et Flaubert ne partageaient leurs illusions, ils se moquaient d'eux, d'une certaine façon. Or, ils n'ont pas réussi à les ridiculiser. Ils ont même créé, presque malgré eux, des figures immortelles de résistance à l'ordre des choses.

Vous vous refusez à dépeindre le monde tel qu'il est. Est-ce votre manière d'écrire un Manifeste pour une réforme radicale du système en vigueur, comme l'envisage Furne, dans Le Caoutchouc décidément ?

Oui, mais contrairement à Furne, je n'ai pas la naïveté de croire à son efficacité. Je le regrette. Les livres sont des produits de luxe, ils n'aident pas les gens qui en auraient besoin. Sauf peut-être quelques livres assez lourds pour assommer les tyrans de toute espèce. Je n'écris hélas que des livres très brefs.

A voir vos personnages, on a l'impression que pour contester le monde, il faut forcément être un peu timbré — comme Furne, comme Crab dans votre dernier roman — ou hors norme — comme Palafox, animal indéfinissable.

Je suis attiré par la folie, une folie douce, inventive, qui serait comme une prise de pouvoir de l'imagination sur le réel. Mais cette folie n'existe pas. C'est la folie de l'écrivain. La vraie folie est toujours tragique, douloureuse, elle démultiplie le réel, au contraire, elle n'en sort pas. Nul n'est moins fantaisiste qu'un fou. Mes personnages sont plus exactement des rêveurs, mais des rêveurs agressifs, qui ne se réfugient pas dans leurs rêves, qui les opposent violemment à la réalité.

Pour tous ces contestataires, l'échec, parfois la mort, est toujours au bout de la route.

Aux deux bouts et sur les bas-côtés. La réalité sera toujours la plus forte. Mais ils remportent de temps en temps des petites victoires qui valent cher. Toujours vaincus, toujours déçus, il leur arrive pourtant d'avoir le dernier mot. Or, n'oublions pas qu'il est question de littérature.

Le ton de vos livres est généralement rieur, souvent grinçant, mais jamais explicitement tragique. Il y est pourtant beaucoup question de mort, de frustration, d'idéaux jamais atteints.

Faut-il toujours appeler un chat un chat ? N'est-il pas plus intéressant d'évoquer le chat sans le nommer ? D'ailleurs, le chat est par nature fuyant et farouche. On le nommant, on nie cette caractéristique essentielle du chat. On trahit le chat. Il faut donc trouver un moyen de parler du chat sans le noyer. Il en est de même pour la mort, le malaise, etc. Si on utilise la langue conçue pour raconter l'angoisse, par exemple, on tombe aussitôt dans la confidence geignarde, la plainte ou la prière. Mieux vaut donc inventer une forme inédite, une langue neuve. Ecrire s'accompagne du coup d'une vraie jubilation qui combat l'angoisse initiale, qui n'en triomphe pas mais la rend supportable et l'exploite avec bonheur.

Vous accordez donc beaucoup d'importance au ressort comique de vos livres.

C'est effectivement d'un ressort qu'il s'agit. Une force comprimée qui se détend et se libère. Je crois que l'humour est la seule véritable force offensive et défensive de l'homme. Il est de même nature que la poésie, il déstabilise un instant la réalité, il la met en doute. Quand mes livres font rire j'en suis heureux. Mais je mentirais en affirmant que c'est uniquement le plaisir du lecteur qui me réjouit alors. Le rire que je provoque fait aussi tomber les défenses intellectuelles de l'adversaire, je voulais dire du lecteur, qui aurait tendance autrement à peser chacune de mes idées, à leur opposer les siennes et, d'une certaine façon, à amender mon texte...

La Nébuleuse du crabe compte davantage de scènes réalistes. Ce qui fait que le combat de Crab, qui a choisi la folie pour tuer l'ennui, semble encore plus perdu d'avance : le monde ne change pas.

Rimbaud voulait changer la vie. Ce combat aussi était perdu d'avance. Il y avait toujours la "rugueuse réalité à atteindre". Alors Rimbaud est revenu à de plus modestes ambitions, il a simplement changé de métier, il est devenu marchand d'armes. On ne saurait lieux accepter la vie telle qu'elle est ! Je suis de ceux qui préféraient Rimbaud en poète, malgré tout.

Les références au règne animal qui fourmillent dans vos livres vous valent une réputation d'entomologiste. Le jardin zoologique serait-il votre paradis ?

J'ai effectivement été entomologiste, dans ma petite enfance, lorsque j'avais des poux et que je mettais les papillons en pot. Les animaux sont pour moi des métaphores vivantes. J'en abuse un peu, c'est vrai. Mais j'ai toujours le sentiment qu'ils se moquent des hommes, que leurs activités parodient les nôtres. Ils m'offrent des petites fables toutes faites. Prenez la poule et l'autruche. N'étant pas soumise comme la poule à des impératifs de productivité, l'autruche n'a aucun mérite à pondre des œufs aussi gros. Laissez un peu de temps à vos poules, et vous verrez.

Ce côté zoologue se retrouve dans votre amour de l'énumération.

Amour est un bien grand mot. Je préfère quand même les femmes. L'énumération est une forme de délire, une accélération de la pensée qui file vers son but sans se laisser retarder, comme on fourre en vitesse ses affaires dans un sac quand on est pressé de partir, comme on avale les kilomètres qui nous séparent du bord de mer. Enfin, à peu près.

Dans votre dernier roman, Crab envie chez les animaux "leur vie strictement organique — sans l'horreur des organes — et sensuelle — sans l'effroi des sens".

Je ne sais pas ce que vaut ce rêve d'imbécillité. Mais que fait l'homme de sa merveilleuse intelligence ? Je déposerais volontiers la mienne dans un coin quelques heures par jour, avec mon crayon et ma gomme. En vérité, je n'ai besoin d'elle que pour écrire. Le reste du temps, elle m'embarrasse. Fernando Pessoa dit très bien que cette intelligence ne nous sert finalement qu'à ériger en systèmes "ce qui pour les animaux consiste à dormir au soleil".

Fascination pour les animaux, cruauté, naïveté, dédramatisation de la mort : votre écriture et l'univers qu'elle dépeint empruntent beaucoup à l'enfance.

J'écris en fait pour les enfants qui ne savent pas encore lire. Ce qui explique sans doute pourquoi mes livres se vendent aussi mal.

Craignez-vous parfois d'être un auteur "difficile" ?

Ou bien ce sont les autres qui sont trop faciles ? Quel est l'intérêt d'un livre qui n'offre aucune résistance, qui ne provoque pas l'intelligence du lecteur, sa merveilleuse intelligence ? Cela dit, je n'écris pas pour compliquer les choses. J'écris parce qu'elles sont compliquées. C'est la vie qui est difficile et je vous jure que je n'y suis pour rien. S'il était en mon pouvoir d'éclaircir la situation, je le ferais.

Pourriez-vous écrire un jour l'histoire de monsieur Tout-le-monde ?

Ce monsieur n'existe pas. Alors oui, son histoire est une de celles que je pourrais écrire. Ou peut-être existe-t-il, en effet, mais alors il n'en existe qu'un. Je raconte d'ailleurs son histoire dans mon dernier livre. Vous rendez-vous compte que monsieur Tout-le-monde doit être à la fois une petite rousse et un vieux Chinois ? Il n'est pas donné à tout le monde d'être monsieur Tout-le-monde. Cet homme-là ne peut être qu'un original, un cas, un type incroyable. Voilà : monsieur Tout-le-monde est l'exception qui confirme la règle. Quant à la règle, je suis contre.

Les Inrockuptibles
numéro 47, juillet 1993

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