Entretien

Écrire pour contre-attaquer

Olivier Bessard-Banquy :
Vous poursuivez depuis près de quinze ans maintenant une œuvre solitaire aux éditions de Minuit où vous apparaissez dans la descendance de Samuel Beckett et dans le voisinage d'Eugène Savitzkaya. Depuis Mourir m'enrhume (1987), vous avez publié dix livres qui sont bien plus des morceaux choisis de prose poétique que des romans - dix livres où le loufoque le dispute à la gravité. Votre œuvre à partir de Palafox (1990) et surtout du Caoutchouc décidément (1992) a été saluée par une critique particulièrement enthousiaste, et le prix Fénéon vous a été décerné en 1993 pour La Nébuleuse du Crabe. Malgré tout, cette œuvre demeure méconnue, ce qui est étonnant étant donné la très grande intensité poétique et la non moins grande finesse caustique de vos livres, et finalement peu surprenant tant ils échappent à toute tentative de classification. Palafox, votre troisième livre, se présente d'ailleurs comme le récit d'une course épique après un animal insaisissable et, d'une certaine façon, innommable. Considérez-vous que l'écriture a forcément affaire à ce qui se dérobe ? Quel sens donnez-vous à ces figures de l'incongru que l'on trouve dans toute votre œuvre ?

Éric Chevillard :
Je déroule toujours un fil logique dans mes livres, me semble-t-il, mais je ne m'arrête pas aux premières conclusions raisonnables auquel ce fil conduit. Je dévide toute la pelote et c'est ainsi, insensiblement, que mes textes basculent dans une forme de délire, qui n'est pas le délire du fou, encore moins le délire de l'ivrogne. C'est un délire scrupuleux, construit rigoureusement avec les outils mêmes de la raison, avec ces mêmes outils qui lui servent à édifier les structures et les architectures dans lesquelles nos existences se coulent. Je ne renonce pas à la méthode logique, au contraire, je l'épuise, j'en tire toutes les conséquences, tous les effets. Mais j'exagère à peine et aussitôt l'incongruité surgit. Preuve qu'elle était contenue déjà, en germe, dans les premières solutions auxquelles cette méthode a abouti et que notre raison a bravement entérinées. Le sentiment de l'absurdité de toute chose naît de cette lucidité-là. Toute chose est absurde en tant que telle puisqu'il suffirait d'un rien pour qu'elle soit autre. Nous sommes obligés de nous entendre sur un sens commun, nous choisissons de vivre dans un monde d'impostures et de chimères. J'ignore si ce compromis est la solution la meilleure, mais je sais que le champ de la littérature s'ouvre au-delà. Il est cet espace mental poétique, infini, où la vie se poursuit, développe ces formes larvaires interdites de séjour sur la terre. La littérature, quand elle se refuse à n'être qu'une évocation nostalgique ou rancunière de l'enfance ou un compliment hyperbolique adressé à la femme, crée ce réel intangible où la conscience élargie vit des expériences inédites tout aussi (im)probables et intenses que celles que lui propose la réalité. Ce n'est pas un mince profit. Palafox insaisissable se dérobe à toute description, à toute taxinomie, parce qu'il est une créature de ce monde intangible où rien n'est moins intéressant que de faire le point, d'arrêter une opinion, où tout est mouvement, déséquilibre, vertige, où il serait inconséquent de prétendre à nouveau figer les choses, les êtres, alors qu'ils ont là enfin toute liberté de s'associer, de se combiner, même s'il ne doit en résulter qu'une fragile et belle métaphore dont le sens à son tour nous échappe, tel Palafox (lequel on attrapera peut-être un jour pourtant, par hasard, en chassant le Snark).

C'est peu dire que vous ne sacrifiez pas aux codes de l'écriture réaliste ; le fil narratif de vos récits apparaît souvent bien ténu et chaque fois que l'écriture semble s'engager sur un chemin clair et balisé c'est pour mieux déraper soudain vers la cocasserie ou toutes sortes de considérations spéculatives… Quels sont les impératifs qui s'imposent à vous au-delà du roman ? Qu'est-ce qui préside à l'écriture de vos livres ?

Le roman est réaliste par nature parce qu'il obéit au principe de réalité. On y raconte une histoire, avec un début (naissance) et un dénouement (mort), on y décrit une trajectoire nette. Tout est verrouillé. Ce n'est pas un hasard si le roman est devenu la forme officielle de la littérature. Quel que soit son contenu, si sulfureux soit-il, il ne saurait rien remettre en cause puisqu'il est un petit module de l'ensemble, un modèle réduit plus ou moins stylisé mais opérationnel et bien huilé du monde que l'homme s'est inventé (en se plaçant naïvement au centre). D'ailleurs, la plupart des lecteurs y vont pour s'y reconnaître, pour s'y trouver ressemblants tous les uns aux autres, et s'assoupir là, béats, bienheureux, dans cette chaleur d'étable. Selon moi, on a plus vite fait de se pincer pour vérifier qu'on existe… Mais c'est intéressant, pourtant. Car si le monde n'offre que peu de prise à ma hargne, le roman oui, en revanche, qui n'en est que la projection, une réplique complaisante ou une redondance dérisoire, une miniature que je peux briser. Dans cet espace-là, j'ai les moyens de réagir, de riposter. J'écris donc des romans que je m'ingénie simultanément à démolir de l'intérieur. Je les sabote. Mes livres sont aussi à chaque fois le récit de cette mise à sac, et singulièrement le dernier, Les absences du capitaine Cook. Le roman en tant que genre institué, réglementé et presque réglementaire désormais, paye pour le reste… parce que je n'ai pas pu démolir mon école. Or j'espère toujours un peu, après avoir fini un livre, qu'il va se produire un effet de retour dans le réel. Je me frotte les mains. Je ris tout seul. Je prends des airs louches. Tout va sauter, je me dis. J'attends quelques jours. Puis, comme rien ne se passe, je commence un nouveau livre.

Pourtant votre goût pour la forme narrative est évident, vos livres sont remplis d'historiettes en tous genres, on devine derrière chacune de vos phrases l'influence des romanciers les plus enclins à différentes sortes de frénésies narratives, de Cervantès à Perec. Est-ce que vous n'avez pas le désir d'écrire un jour une œuvre ample, portée par un vrai souffle narratif, quelque chose à mi-chemin des Fruits du Congo, du Chiendent et de La vie mode d'emploi ?

En fait, je ne me sens pas si proche que cela de Perec ou Queneau. Ce côté "mode d'emploi" justement m'est tout à fait étranger, et n'oublions pas que j'ai terminé ma scolarité avec une moyenne générale finale de 2,5 en mathématiques qui stigmatise aussi mon incompétence pour le roman à contraintes. Je les ai lus pourtant, et si leur principe d'écriture appliquée me laisse perplexe, j'aime néanmoins beaucoup les deux livres que vous citez. Je crois d'ailleurs être le seul à avoir deviné, devant les succès simultanés de Darrieussecq, Houellebecq, Ravalec et Dantec, qu'il s'agissait en réalité d'un gag oulipien posthume de Perec… J'espère qu'on ne me tiendra pas rigueur de le révéler froidement ici. Quant à Vialatte, je suis plutôt un amateur de ses Chroniques, quand il déborde le réel par l'humour. Décrit par lui, le monde est un décor peuplé d'accessoiristes et de bruiteurs frénétiques qui soufflent à s'en crever les poumons sur la toile peinte représentant la tempête, et cela, oui, me ravit. Vous citez aussi Cervantès. Don Quichotte, on le sait, est d'abord un grand roman parodique. La force paradoxale de ce livre, c'est de relever d'un bout à l'autre le défi de la parodie tout en créant un mythe nouveau, et l'un des plus beaux jamais conçus. Inclinons-nous. Les petites histoires que l'on rencontre parfois dans mes livres, au tournant d'une phrase, procèdent souvent aussi d'une intention parodique agressive, ou alors ce sont des situations catastrophiques comme celles qui mettent en scène le personnage de Crab, avec un effet de chute brutal qui signifie aussi sèchement la fin du récit. Je ne suis pas un romancier, il faut bien en convenir… Le roman défend une vision enfantine ou religieuse de notre condition, comme si le monde n'était que la somme des réalités humaines. Il est asservi, structurellement, il est du côté des forces de l'ordre. Le souffle narratif et la tension dramatique ne tiennent pas compte des énergies divergentes, contradictoires. Le point de vue de la taupe m'intéresse aussi, et le projet à court terme de la puce…

Le point de vue de la taupe est en effet très clairement exprimé en quelques pages de Préhistoire. Je me demande d'ailleurs si ce livre, qui date de 1995, ne marque pas un tournant dans votre œuvre. Il me semble que vos premiers livres étaient peut-être plus joyeux ou plus enjoués que les derniers ; votre humour est devenu plus noir. Comment l'expliquez-vous ? Comment voyez-vous l'évolution de votre écriture ?

Mourir m'enrhume est tout de même le récit d'une agonie. Le démarcheur, mon deuxième livre, a pour personnage principal un rédacteur funéraire chargé de composer ces misérables petits poèmes que l'on grave sur les tombes. Crab, dans les deux livres où il apparaît, ne cesse de mourir, de toutes les morts possibles. Il est affligé de toutes les maladies. Il connaît toutes les humiliations. Je suis sans doute mal placé pour percevoir cette évolution vers un humour plus noir. Mais je veux bien vous croire. Cependant, je pense surtout que l'on se méprend sur la nature de l'humour, lequel n'a rien à voir avec la joie. Il y a le tissu serré de la réalité, et l'humour soudain le déchire. Bien sûr, il en existe plusieurs formes, certaines plus légères, plus espiègles en apparence (auxquelles je ne renoncerai pas non plus), mais, cela vous surprendra sans doute, j'associe l'humour à la plus extrême violence. L'effet de choc, de sidération, qu'il produit n'est aussi intense que dans certaines situations d'épouvante. Evidemment, cette violence de l'humour ne s'exerce pas contre l'homme (elle le peut, ou contre certains hommes). Elle est plutôt une forme de contre-attaque que le lecteur (le rieur) reprend à son compte. Il n'empêche que l'homme qui rit est d'abord soumis lui-même, mentalement et physiquement, à cette violence - regardez-le, d'ailleurs, comme il est secoué : on dirait que la Terre tremble.

Le rire semble d'ailleurs inséparable de la mort, chez vous, dès Mourir m'enrhume. La mort n'a plus vraiment quitté votre œuvre depuis ce premier livre, on y meurt beaucoup, on assassine souvent ("En temps de paix, il ne reste que le crime pour nous distraire", dites-vous), on euthanasie parfois. Pourquoi ?

Mourir, rire mou… Au commencement, je devais penser plus ou moins que la mort, la Mort, était la seule question digne d'intérêt pour un Ecrivain… Aujourd'hui, je crois qu'elle demeure si présente dans mes livres en raison de l'effet de sanction burlesque qu'elle produit. Imaginons un film, une superproduction internationale coûteuse avec des comédiens stars. Après quelques secondes de projection, la lumière se rallume dans les salles, les millions de spectateurs remettent leurs manteaux et rentrent chez eux parce que le personnage principal, celui qui devait séduire douze femmes, sauver les Etats-Unis, etc., est tombé raide mort dès le premier plan. On le voit, une main crispée sur le cœur, qui expire. Fin.

Si l'on en croit un passage de La Nébuleuse du Crabe, d'ailleurs, la vie de Crab a déjà fait l'objet d'une adaptation cinématographique (ennuyeuse à mourir, il s'endort lui-même en assistant à la projection)… Mais cette mort brutale que vous évoquez, dès le début du film, pourrait être aussi celle de "notre homme", le héros fantomatique de votre dernier livre, Les Absences du capitaine Cook. Parlez-nous un peu de lui. Qui est-il par rapport à Crab, à Furne, à Monge, vos précédents personnages ? Pourquoi avoir ici renoncé tout à fait à lui donner vraiment corps et à en faire un personnage à part entière ?

Notre homme, comme Crab, est une manière de pronom personnel, bâtard du Je, du Il et du On. Je joue aussi bien sûr avec le stéréotype du héros de roman. Vous aurez compris que je me soucie peu de vraisemblance psychologique et, par ailleurs, je ne vois pas très bien en quoi il est avantageux de savoir qu'un personnage porte des moustaches. La surpopulation est un phénomène inquiétant. A-t-on encore le droit de mettre imperturbablement au monde de nouveaux personnages pourvus d'un état civil, d'un fort appétit et d'un appartement en plein Paris, enclins de surcroît à se reproduire entre eux ? Les écrivains seraient peut-être sages de méditer la politique chinoise en matière de démographie. Un ou deux personnages par écrivain, pas davantage. Notre homme est une ombre projetée sur le livre, mouvante, celle de l'écrivain en train de l'écrire, celle du lecteur en train de le lire. Son corps est un corps en mouvement, c'est le texte même qu'il traverse.

Vous décrivez un autre "personnage", au chapitre neuf de votre livre, "un homme sans histoire, lui aussi non plus, né la tête d'abord, bordé dans un lit frais, frétillant petit écolier, lié fort à son grand-père, perdant lequel très malheureux, redoublant du coup sa septième, aimé de la voisine d'en bas…", en somme un monsieur-tout-le-monde. Il est étrange à ce propos de voir chez vous cohabiter cette recherche aiguë de la plus grande incongruité formelle avec le travail de la banalité de l'existence, de ces vies dont vous mettez perpétuellement en avant le côté convenu ou stéréotypé. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

J'ai toujours ressenti très vivement et, je dois dire, assez douloureusement l'aspect parodique de toute existence, comme si l'on ne pouvait faire autrement que se conformer à un programme et à ses archétypes, l'Enfant, l'Adolescent, l'Amoureux, le Désespéré, l'Agonisant… dans une sorte de théâtre de boulevard, en répétant mot pour mot les paroles du souffleur planqué sous la scène. Un souffleur qui a commencé à radoter le second matin de l'humanité, en sorte que se succèdent depuis les destins en série, tous semblables à peu de chose près. Et ce "peu de chose", c'est par exemple le style. Une manière d'adapter pour soi les rôles qu'on ne peut de toute façon refuser. Mais c'est important, très important, c'est la preuve qu'on ne se laisse pas faire. La langue commune contribue à cette domestication, listen and repeat, si on ne lui résiste pas un peu, on est foutu. Le style, dont j'entends parfois des écrivains même parler avec dédain comme d'un mensonge futile ou un exercice gratuit et de pure esbroufe, témoigne au contraire d'une réaction nécessaire, d'un ressaisissement de soi, d'une revendication vitale. D'ailleurs, la langue s'enrichit de cette lutte menée à l'intérieur d'elle-même. Il faut recommencer sans cesse.

Vous n'hésitez pas à l'occasion à verser dans le commentaire de vos propres constructions verbales ou dans le jeu de mises en abyme savantes et drôles, comme pour établir une complicité littéraire avec votre lecteur. On devine en particulier chez vous une très forte méfiance vis-à-vis des expressions toutes faites et parallèlement une très grande recherche de la métaphore la plus improbable. Quel est pour vous le signe de la réussite métaphorique ?

La métaphore, voilà une belle figure de la liberté dont nous jouissons, ou plutôt que nous pouvons prendre malgré elle à l'intérieur de la langue. J'aime détourner celle-ci de son usage, la détourner de l'usage, et la métaphore permet justement de créer cet écart maximum entre le mot et son objet qui mesure aussi notre marge de manœuvre dans un monde ordonné par le verbe. C'est toujours une construction extrêmement fragile, puisque édifiée par un seul homme dans une langue inventée par le génie de tout un peuple au cours des âges. Cette fragilité, et cet aplomb pourtant, m'émeuvent grandement, sans mentir. Quand je lis une métaphore réussie, j'éprouve aussitôt qu'un espace nouveau s'ouvre pour ma conscience, un lieu mental de plus pour elle où se retourner et faire face.

Vous-même, comment êtes-vous sûr d'avoir trouvé le mot juste ?

C'est celui qu'on n'attendait sûrement pas là.

Et ce mot juste, vous vient-il facilement ? Ecrivez-vous vite ou pouvez-vous, comme Flaubert, tourner et retourner une phrase trois jours durant avant d'en être satisfait ?

Comme Flaubert  Mais c'est plutôt la nuit que je tourne mes phrases. Sans douleur ni plaisir, je crois que ce qui est à l'œuvre à ce moment-là, c'est la volonté de puissance : la maîtrise de la langue donne la maîtrise du monde… J'écris plus spontanément les histoires de Crab, cependant. Je n'ai jamais cessé d'en écrire. Chacune de ces histoires développe une idée ou une situation, laquelle délimite seule la forme et la longueur du texte, comme de l'encre renversée se répand autant qu'elle le peut, s'étale, fait sa tache aussi large que possible, dont les contours dépendront également des petites ou fortes oscillations du globe terrestre à cet instant précis… Quant à la recherche du mot juste, elle sera bientôt moins éprouvante si l'on considère les significations différentes, parfois contradictoires, que chaque mot a pu prendre selon les époques, les contextes, etc. Puisqu'il ne se débarrasse jamais vraiment d'aucune de ses acceptions, ni les plus anciennes ni les plus éphémères, et qu'il s'enrichit toujours de nouvelles au détriment des nuances, on est autorisé à penser qu'un jour prochain tous les mots seront indifféremment employés pour désigner toute chose. Ainsi, par exemple, les lexiques les plus naïfs sont déjà tous connotés sexuellement. Il est presque impossible d'écrire avec innocence moule, queue, chatte, raie, pipe, enfiler, mouiller, tirer… Tous les textes auront bientôt ce double sens : le discours littéral et le discours sexuel, lequel, par son pouvoir de suggestion supérieur lié au désir ou à la frustration et par la simplicité de son propos, finira par se substituer complètement au sens premier, plus subtil, celui-ci devenant peu à peu inintelligible : demain, il nous faudra déchiffrer la Bible que nous connaissons, dont le texte inchangé quant à la lettre sera néanmoins devenu un tissu d'obscénités… Le prochain pape sera un pape rouge de confusion. Mais voilà la difficulté d'écrire aujourd'hui : d'un côté, il faut refuser de se laisser engluer dans la langue garante du système en vigueur et de sa perpétuation ; d'un autre côté, il faut veiller sur le vocabulaire comme sur les choses mêmes et les êtres. Peut-être justement que la métaphore résout ce paradoxe, qui comprend à la fois la violence et le soin.

Europe
numéro 868-869, août-septembre 2001

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