Entretien

L'écriture : l'autre corps visible

Guillaume de Sardes :
Peut-on parler de valeur littéraire ?

Éric Chevillard :
On sait qu’il n’y a pas de valeur sans évaluateur, du moins pour ce qui concerne les créations humaines, puisque la question de savoir par exemple si le monde, la nature ou un écosystème donné ont une valeur en l’absence d’un sujet conscient qui les perçoit se pose d’emblée aux philosophes qui consentent à considérer l’éthique environnementale comme un champ de réflexion digne de leur attention. Dans le cas de la littérature, le terme de valeur est plus facile à définir et il est évident que l’homme en est bien la seule mesure. Nous ne savons même appréhender un texte autrement qu’en portant sur lui un jugement de valeur, qu’il prenne la forme d’une adhésion (oui, c’est bon) ou d’un refus (non, c’est mauvais) simples et non argumentés, ou qu’il s’articule plus savamment et procède d’une vision critique élaborée. Cependant, si les textes ne possèdent pas de valeur intrinsèque, indépendante de tout regard, on doit considérer que certains livres accèdent à un statut différent qui les dérobe d’une certaine façon à l’évaluation personnelle. Don Quichotte, tous ces livres que l’on appelle les classiques ont une valeur qui ne tient plus seulement à la lettre du texte mais à la place qu’ils occupent dans notre histoire et notre imaginaire.

Comment juger de la qualité d’un texte ?

C’est évidemment là que la difficulté commence. Nous avons d’un côté le texte, de l’autre, l’évaluateur. Ils se toisent, pourrait-on dire. Et lorsque nous contestons la qualité d’une œuvre, il se peut que notre défaut de jugement soit en cause. La confusion est tantôt dans le livre, tantôt dans le cerveau embrumé du lecteur, et la posture de juge met parfois très cruellement ce dernier point en évidence. La tablée de critiques de l’émission Le Masque et la Plume en apporte la démonstration avec une constance qui vaut loi. On pense alors irrésistiblement à cette remarque de Lichtenberg : « Un livre est un miroir : si un singe s’y regarde, ce n’est évidemment pas l’image d’un apôtre qui apparaît. » Voici donc la critique littéraire confiée à des singes et à des perruches – encore suis-je injuste car, si tel était vraiment le cas, les uns évoluant dans les branches et les autres dans les airs, leurs échanges ne voleraient pas si bas. Oublions-les, même si votre question pourrait nous inviter aussi à réfléchir sur la légitimité de toute instance critique, ce qui la fonde et la justifie. Plus généralement, je pense que nous devons distinguer deux tentations dans notre rapport au texte. Une première approche critique tend à l’objectivité et s’efforce de juger un livre en fonction de ce qu’il prétend être – cela est facile, les intentions d’un auteur étant toujours repérables. Il ne reste alors qu’à mesurer l’écart entre celles-ci et le résultat obtenu. Plus l’écart est mince, plus le livre est bon, en tous cas réussi. Je peux par exemple estimer que tel livre de Julien Gracq ou de Claude Simon est un chef-d’œuvre et ne pas pour autant en tirer un grand profit personnel. La deuxième forme de critique sera dite terroriste. Nous jugeons un livre en fonction de notre propre système de valeurs, ce que nous attendons de la littérature, les buts que nous lui assignons et, par conséquent, lorsque l’on est un écrivain soi-même, selon les principes que nous défendons dans nos propres livres. À la fin des fins, il nous faudrait sans doute reconnaître que la seule œuvre parfaite à nos yeux est la nôtre… Heureusement, d’autres considérations (relevant notamment de cet écart vécu par l’auteur comme un écartèlement entre ce qu’il avait projeté et ce qu’il a écrit) viennent opportunément tempérer ce sentiment d’autosatisfaction…

Vous proposez de juger une œuvre en examinant la distance qui existe entre son projet et sa réalisation. Pensez-vous qu’on doive nécessairement avoir un projet littéraire ambitieux, pour être un grand écrivain ?

Dès qu’il s’agit bien de littérature, le projet est ambitieux, puisque l’écrivain se propose de rendre compte de son expérience du monde et de la vie et qu’il doit pour y parvenir soumettre la langue afin qu’elle épouse les moindres inflexions de sa pensée, de sa conscience éprouvée. Alors l’écriture est pour lui comme un autre corps visible, exposé, réellement engagé dans le réel, un corps de plus en plus entraîné, réactif, combatif, capable de se défendre et de riposter. Dans cette perspective, un projet littéraire ambitieux n’est bien sûr pas nécessairement celui qui se donne d’emblée comme tel en s’attaquant aux grands sujets dûment répertoriés depuis la tragédie grecque. Ponge se saisit du savon et la littérature fait sa toilette.

Vous dites que les intentions d’un auteur sont toujours repérables. Est-ce vraiment toujours le cas ? Peu de personnes, par exemple, sauront lire le dernier livre de Pascal Quignard, « La Nuit sexuelle », pour ce qu’il est : un dialogue avec la théorie lacanienne. Faut-il souhaiter qu’un auteur commente ses propres œuvres, comme l’a fait Montherlant ?

Je pense en effet que l’on pressent au moins dans quelle direction va l’auteur, à quels livres essentiels par exemple il se confronte et quelle perfection il vise. Mais il va de soi qu’une œuvre n’est jamais totalement élucidée par le lecteur. On peut au reste supposer que l’auteur obéit également à des injonctions secrètes dont il n’a pas une claire conscience et qu’il a sans doute intérêt à ignorer puisqu’elles lui donnent aussi l’énergie nécessaire pour écrire. Je suis par ailleurs le premier à agiter délibérément des leurres dans mes livres pour tenter de dérober au lecteur mes intentions, tout en souhaitant bien sûr qu’il les découvre, mais parce qu’il me semble qu’il doit écarter ces leurres pour se mettre en condition de vivre l’expérience de conscience qui lui est proposée. Toute sa vigilance est requise. Mon roman intitulé L’Oeuvre posthume de Thomas Pilaster oblige ainsi le lecteur à se prononcer sur la qualité des textes attribués à Pilaster et au sujet desquels il ignore mon opinion. Quant aux commentaires d’un écrivain sur ses livres, puisque nous y sommes, ils sont intéressants comme prolongement de ces derniers, fictions théoriques participant de l’œuvre. Il ne faut surtout pas en attendre le fin mot la concernant, ni même dans le cas si particulier de Roussel.

Faites-vous référence à son ouvrage Comment j’ai écrit certains de mes livres, paru en 1935, deux ans après sa mort ?

Oui. Il y donne des clés pour comprendre sa méthode, mais certaines d’entre elles verrouillent mieux encore son impénétrable système poétique…

Que vous appréciiez Raymond Roussel confirme votre idée selon laquelle un auteur admire les écrivains qui lui ressemblent (puisque leur œuvre se rapproche de la sienne, la seule parfaite). Comme la vôtre, l’œuvre de Roussel ne ressemble à aucune autre. Pensez-vous que l’originalité soit un signe de valeur littéraire  ?

Si mes livres vous évoquent ceux de Roussel, n’est-il pas paradoxal d’affirmer dans le même temps que nous sommes l’un et l’autre, voire l’un comme l’autre, uniques et sans pareils ? Je comprends bien votre question mais je ne suis pas certain que l’on puisse trouver tant de rapports entre nos livres que vous le laissez entendre. Je dis cela en rougissant, car la comparaison me flatte et, s’il serait ridicule de l’accepter comme allant de soi, il est sans doute plus présomptueux encore de ma part de la refuser. Je supposerai donc que certaines pages de l’un et de l’autre peuvent déconcerter de la même manière. Cela est d’autant plus intéressant qu’elles ne procèdent pas du tout du même principe. Roussel obéissait à des méthodes très strictes, à une logique à la fois maniaque et folle, tandis que les accélérations délirantes que l’on trouve dans mes livres se produisent au moment même où j’écris, parce que s’ouvre dans la phrase une possibilité d’émancipation ou d’aventure. Et la seule aventure que je raconte est à chaque fois celle du récit lui-même, l’aventure d’écrire, ou plus exactement l’aventure d’exister en écrivant, à ce moment-là et de cette manière. C’est pourquoi nul autre que moi n’écrira mes livres. C’est aussi pourquoi je préfère les écrivains monstrueux, dont chaque mot semble-t-il est un hapax, à certains romanciers parfaitement maîtres de leur art et qui vous décrivent une tempête ou une passion amoureuse sans perdre une goutte des embruns et des larmes qui ruissellent sur les visages de leurs personnages. Mais il faut ici lever un malentendu. L’originalité n’est pas volonté forcenée d’excentricité ; elle est l’expression sans mélange d’une voix qui ne saurait devenir autre par imitation. Je suis très agacé, je l’avoue, lorsque l’on parle d’exercices de style à propos de mes livres. Il n’y a rien de cela. L’exercice serait pour moi de m’astreindre à décrire platement le réel, un exercice et une corvée d’ailleurs. L’originalité ne suffit pas à faire un bon livre, mais un livre intéressant, oui, certainement. En cela elle est un signe de valeur littéraire, je le crois. Pour une autre raison aussi : comme de tels livres s’écartent de la norme, ils possèdent une puissance comique à la mesure de cet écart, pas toujours absolument consciente et assumée, d’ailleurs, mais dont je suis personnellement avide et avide encore.

Je vous accorde volontiers que, comme écrivain, vous ne ressemblez en rien à Raymond Roussel, si ce n’est, peut-être, que vous aimez comme lui jouer sur les mots. Bien que l’originalité soit, selon vous, un signe de valeur littéraire, elle suscite souvent des réactions violentes. Céline a été attaqué comme l’est aujourd’hui Christine Angot. Doit-on en conclure que leurs œuvres sont de valeur égale ?

Christine Angot est une frimousse télégénique de plus, je ne vois pas très bien où réside son originalité. Et d’ailleurs, pardon de vous contredire encore une fois, mais elle est très aimée, choyée, cajolée, considérée, les journalistes en ont fait une de leurs reines. Il y a juste quelques amateurs de littérature qui ne sont pas fous d’elle. Puisque nous parlons de valeur, ce qui me frappe le plus aujourd’hui, ce n’est pas tant l’absence d’écrivains audacieux ou d’œuvres ambitieuses, il y en a, mais l’émoussement du jugement critique, le manque total de discernement, qui sont à l’origine de cette impression de confusion et de désastre. Des éditeurs traditionnellement littéraires publient sous la même couverture des écrivains importants et des imposteurs dont on ne sait même plus s’ils sont des faiseurs ou des produits, et qu’ils imposent grâce aux bonnes vieilles recettes publicitaires éprouvées dans les milieux de la variété et du cinéma. N’êtes-vous pas surpris par l’arrivée subite et simultanée en littérature de tant de très jolies jeunes femmes et de beaux gosses ? Y aurait-il désormais des castings dans les maisons d’édition ? Autrefois, les écrivains étaient laids. C’était bon signe. Dans cette surproduction, on ne remarque pas les auteurs les plus remarquables mais les plus voyants, personnages exaspérants pour la plupart, mais après tout il n’y a pas de raison que la littérature soit épargnée par ces phénomènes qui touchent tous les autres domaines. Bien sûr, rien de tout cela n’est anodin. Nous laissons advenir un monde déprimant. Ne nous étonnons pas de nous sentir parfois si écœurés, si tristes. C’est exactement comme vivre dans le champ électromagnétique des lignes à haute tension, au début on ne sent rien, trois ans plus tard on est mort.

Pensez-vous que dans ce monde sans repère, où un éditeur publie le meilleur comme le pire, où un journaliste juge un livre sans l’avoir lu, où les prix littéraires sont (pour la plupart) discrédités, il puisse exister des personnes dont le jugement critique ait une vraie légitimité ?

Il y a d’abord le lecteur lui-même qui est une instance de jugement irréductible même si sa propre tournure d’esprit fait jouer jusqu’à un certain point le livre dans son cadre. L’ouvrage que l’on referme n’est plus cet objet de série acheté la veille chez le détaillant. Il est devenu unique. Coffret précieux qui contient des souffles et des regards. Mais cette expérience de lecture subjective ne possède pas la légitimité d’un jugement critique bien compris, étayé et argumenté, tel que vous l’entendez. Celle-ci ne se trouve plus guère aujourd’hui qu’à l’université. Des professeurs de plus en plus nombreux (et sous leur impulsion, des étudiants) se penchent sur la littérature contemporaine. Je constate qu’ils ne se laissent pas facilement duper et que les œuvres qu’ils repèrent ont toujours de la consistance. De la littérature pour professeurs, dira-t-on immanquablement. Remarque insultante pour tout le monde. Pour les professeurs d’abord, qui ne sont pas essentiellement professeurs, qui sont devenus professeurs parce qu’il leur est apparu que cette recherche et cette étude méritaient qu’ils y consacrent une partie de leur vie. Pour les lecteurs surtout, que l’on suppose une fois encore incapables de lire autre chose que la sélection annuelle d’un collège de vieilles barbes (inutile de vous dire que je désapprouve cette comédie rituelle des prix qui fait passer la littérature pour une gentille petite élève bien coiffée et vraie fayote avide de bons points). Remarque insultante, enfin, pour les écrivains en question, que l’on croit disqualifier en laissant ainsi entendre qu’ils sont illisibles et ennuyeux, alors que si ces critiques universitaires questionnent leurs livres, c’est bien au contraire parce qu’ils y trouvent du nouveau, de l’inédit, et de la puissance. La curiosité, l’excitation et l’audace ne sont pas toujours où l’on croit. Ce sont eux, ces critiques, qui vivent avec leur temps, ne nous y trompons pas.

L'Argilète, Éditions Hermann
numéro 1, janvier 2009

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