Entretien |
Des crabes, des anges et des monstres Mathieu Larnaudie : "Il serait faux de dire qu’il ne s’est rien passé au cours de la préhistoire. Seule notre mauvaise mémoire est en cause. Nous comblons abusivement ses lacunes en supposant que l’humanité s’est alors lentement dégagée du monde animal…" L’homme n’y était encore qu’un "primate dégrossi de génération en génération", "jusqu’à ce rejeton ultime qui entra dans l’Histoire, enfin". Plus loin : "L’Histoire est bien connue. Nous possédons les textes. Les textes se recoupent. Souvent, les textes se répètent." Puis : "Tandis que nous ne sommes sûrs de rien concernant la préhistoire, nous en ignorons tout ou presque, nous sommes bien obligés d’inventer." Cherchez-vous à faire une littérature d’avant l’Histoire, c’est-à-dire aussi bien précédant les codes de la connaissance que fixe la répétition des textes historiques que précédant la narration en tant que telle. Votre écriture est-elle "préhistorique" ? Cherchez-vous à écrire quelque chose qui concernerait le devenir de l’homme avant que celui-ci n’entre dans l’Histoire ? Ou tout simplement qui plongerait dans cette région où nous ne sommes "sûrs de rien" ? Éric Chevillard : 2. On pense à ce passage de Au plafond où il est question de l’évolution d’une autre espèce : le serpent. Ce sont les serpents les moins rapides qui ont survécu : en serpentant (en zigzaguant), quand leurs congénères filaient droit se perdre dans le désert, ils ont rencontré par hasard les conditions de leur pérennité car, comme vous l’écrivez, "les bonnes surprises se rencontrent au tournant". L’un des motifs récurrents de votre œuvre est, ainsi, celui d’une sorte d’évolutionnisme paradoxal, d’une logique darwiniste détournée où le sinueux élimine le droit, où l’hybride élimine le fort. Ce qui définit le devenir-animal qui traverse vos livres, c’est la faculté à perpétuellement muter. En poussant cet axe de lecture, l’on pourrait presque dire que la mutation est la raison d’être même des personnages, des figures qui peuplent votre œuvre. De même, c’est par la langue, par la liberté qu’ouvrent les inflexions du langage, que s’inventent ces mutations. À vous lire, on a parfois l’impression que vous faites émerger des représentations qui étaient nichées là, en attente, dans les ressources de la langue – voire de la rhétorique. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce transport d’une logique (d’une certaine manière de traiter le langage) à un imaginaire ? Il y a le piège de la grammaire, de la syntaxe, qu’il convient aussi de déjouer dans la langue. Cette langue, instrument supposé de la délivrance, a été conçue par ce même esprit qui semble ne s’épanouir que dans des cadres, ne l’oublions pas, et elle contribue à perpétuer cette malédiction dont je parlais. Elle structure notre rapport au monde et le fige. Il faut donc, d’une certaine manière, parvenir à la retourner comme on retourne l’agent d’une puissance ennemie et la faire servir des fins en partie contraires à celles pour lesquelles elle fut forgée. Des tentatives passionnantes ont été conduites par certains écrivains visant à la déconstruire (jusqu’à la fracasser complètement parfois), à court-circuiter ses logiques internes avant que le sens et surtout le bon sens ne la verrouillent. Ma façon de faire est différente, plus sournoise peut-être. Je feins jusqu’à un certain point de jouer son jeu docilement, sans violence, avec même un grand souci de correction, mais je ne m’arrête pas là où elle voulait me conduire, je continue, j’accélère, je libère ses forces contenues, comprimées, je recherche la délivrance par l’excès. Mes personnages, Crab ou Palafox, par exemple, sont plutôt des figures de rhétorique incongrues ou des pronoms personnels nouveaux qui viennent parasiter la langue et profitent en effet de ses extraordinaires ressources, de son efficacité terrible, pour se développer selon leur loi propre. Telle est en tout cas mon ambition… 3. "L’analogie convulsivement enfantait des monstres." (Les Absences du capitaine Cook). Quelle est la place de ce thème, la monstruosité, dans votre œuvre ? Que vous révèle-t-il ? Là encore, quels sont ses liens à l’écriture ? Le monstre naît d’une déformation, d’une exagération, en lui s’incarne cet excès que j’évoquais. Je parle ici du monstre, comme aussi parfois du fou, en tant que figures littéraires. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce qui dans la réalité naît d’une souffrance et demeure source de souffrance témoigne dans le domaine de l’art et de la littérature d’une liberté conquise sur le réel, et donc sur la souffrance. Cet écart par rapport à la norme mesure notre marge d’action. Je n’ai jamais compris quel pouvait être le sens d’une littérature qui se contente de redoubler le réel. J’y vois même une sorte de consentement à l’ordre des choses alors que toute création est d’abord une réaction, me semble-t-il, une contre-proposition. C’est alors l’écrivain le monstre, rendu tel par ses allergies, pas mécontent sans doute de susciter en retour l’effroi ou le rire. Il s’agit bien d’enfler, de grimacer, de pousser dans tous les sens, de se doter d’une jambe supplémentaire, d’un œil dans le dos et de pieds préhensiles, et d’accroître ce faisant nos moyens d’élucidation, d’invention, de survie en territoire hostile. 4. Mais où cette hostilité se tient-elle, et quelle est-elle ? Est-elle toujours déjà donnée, confrontée à l’acte d’écrire, comme si la figuration littéraire créait paradoxalement les conditions de l’habitation d’un monde qui lui est forcément hostile ? Pas de littérature au paradis. Ce n’est pas précisément contre l’empêchement d’écrire ou l’impossibilité de la littérature que j’écris. Il y a toujours eu et il y a encore des écrivains au travail. Certains ont écrit dans les camps, dans les prisons, dans les maquis. Au fond de chaque trou, il y a un type qui écrit. La littérature est toujours possible. En écrivant, je donne plutôt une figure à l’ennemi à l’œuvre partout et sous tant de formes qu’il échappe ordinairement à toute tentative de le saisir et de lui régler son compte. Dans Démolir Nisard, ce vieux critique oublié devient ainsi le guignol sur la tête de bois duquel mon personnage assène les coups qu’il voudrait porter au monde. Toutes ses allergies et ses irritations se trouvent par commodité une cause unique contre laquelle alors il peut lutter. Mais vous avez raison sur ce point : lorsque j’écris – et je suis sûr qu’il en va de même pour nombre d’écrivains –, je deviens particulièrement sensible, ultrasensible, à toute cette hostilité du monde. Je la perçois avec une acuité nouvelle à ce moment précis et c’est pourquoi il me semble qu’écrire, c’est toujours écrire contre. C’est une position de combat. 5. N’est-elle pas, je reviens à l’hostilité, ce que l’on peut appeler ailleurs : l’ordre (ordre social, ordre des choses, ordre du langage les reflétant ou les accompagnant) ? Bien sûr, mais la question est délicate, car l’écrivain est aussi parfois du côté de l’ordre et même du maintien de l’ordre. Il ne peut consentir par exemple à toutes les faiblesses et les laisser-aller (qui ne sont souvent que des lâcher prise) de son époque, notamment pour tout ce qui touche au traitement réservé à la langue. Mais je suis conscient de lutter aussi pour ma survie personnelle en défendant une certaine tenue stylistique, la correction syntaxique ou le plaisir du lexique. Jean Genet, partisan de tous les désordres, a cependant prouvé que la langue la mieux frappée était aussi la plus apte à subvertir le système qu’elle sert ordinairement. 6. En lisant vos livres dans la continuité, on se rend compte avec stupéfaction et connivence que Crab est un ange. Qui est Crab (un fantôme, une nébuleuse) ? Qu’est-ce qu’un ange (Les Absences du Capitaine Cook) ? Que font-ils dans vos livres ? L’ange tel que je le décris dans Les Absences du Capitaine Cook est le frère du monstre mais, à la différence de celui-ci dont j’accouche de façon consciente et même forcenée, il tient du prodige, il naît de la coïncidence, du mystère, il apparaît presque par hasard dans mes livres. Je suis en écrivant dans le fantasme de la maîtrise totale, mais il se trouve que se produisent aussi alors des phénomènes qui échappent à mon contrôle, même s’il me plaît de croire que j’ai créé les conditions de leur apparition. Ce sont des moments précieux pour l’écrivain que ceux-ci, où les choses s’ordonnent presque d’elles-mêmes et le surprennent. Les pages les plus belles, les plus justes, et qui justifient tout le reste adviennent ainsi. On dirait alors que se fait jour une réalité viable, où tout se tient, et qui n’a pourtant presque plus aucun rapport avec la nôtre. Jamais la seule imagination ne parvient à cela, qui ne sait que recycler, combiner ; il faut que se produise dans la langue même une sorte de réaction que l’on dira chimique, faute de mieux, entre les mots. 7. Cet ange m’interpelle, tout de même, et ce "faute de mieux" m’intéresse, précisément. L’ange parce qu’il pourrait figurer une sorte de négatif joyeux de la spectralité représentative de l’être-au-monde contemporain (si vous me permettez d’employer des gros mots), une chance, donc, et la créature de cette chance. Or, lorsque cette créature apparaît dans le texte, ce n’est pas tant comme personnage que comme phonème, l'"ange" des angélus et des engelures, qui irradie plusieurs pages, se répète, qui parasite, absorbe et déstabilise le sens. L’apparition est presque de l’ordre du procédé ; et ce qu’elle produit est presque de l’ordre de l’accident. Ce qui m’amène aux questions suivantes : y a-t-il, d’abord, un recours occasionnel ou régulier, volontaire de votre part (je pense également par exemple au "hérisson naïf et globuleux" qui s’invite, systématiquement, au moins une fois par paragraphe dans Du hérisson), à des procédés d’écriture, au sens roussélien du terme ? Ensuite, les sonorités, en tant qu’éléments de matérialité de la langue, sont-elles importantes pour vous lorsque vous écrivez ? Quel véhicule de sens forment-elles ? Il me plaît parfois de dénier à la langue cette qualité qu’on lui prête, non sans raison par ailleurs, de figurer la danse de l’idée, d’inscrire les inflexions de la pensée, du sentiment, de la sensation, et de la prendre pour ce qu’elle est aussi : un matériau assez grossier, assez peu malléable, qui appelle plutôt le burin que l’archet. Le dictionnaire est le livre le plus lourd, le plus épais et le plus encombrant. Aucun sens ne s’en dégage. C’est le livre de l’idiot, de l’aphasique. Cet encombrement, cette gêne paradoxale que représente le langage pour l’écrivain au travail, j’aime parfois en jouer. Il y a le piano dont on tire les plus beaux accords, tout en finesse et doigté, et ce même piano dans l’escalier qui se manie différemment. La formule "hérisson naïf et globuleux" figure exactement, concrètement, l’animal présent sur le bureau de l’écrivain obligé de composer avec lui, c’est-à-dire de composer avec le poids d’une langue constituée, le poids de la lettre morte. Il s’agissait pour moi de rendre cet empêchement productif, comme une angoisse que l’on retourne en énergie. Mais je ne recours pas à des procédés façon Roussel, je ne me livre pas tout à fait au hasard des associations, des analogies, et je n’attends pas que le sens naisse de l’allitération. En revanche, je profite en effet des coïncidences merveilleuses qui se produisent inévitablement dès que l’on est aux prises avec un matériau : souvent, les coulures trouvent par miracle leur place dans le tableau et mieux qu’un soleil froidement peint. 8. Dire "faute de mieux", c’est trouver une énonciation au moment où dénommer ne peut se faire que selon une imprécision fondamentale et irréductible, une inadéquation déceptive qui implique l’ensemble du langage. Il y a cette dimension dans votre œuvre : c’est dans ce défaut et cet écart que s’ouvrent les possibles que vos livres explorent ; c’est aussi là que se génère la fiction, la fabulation. Il y a chez vous, je crois, un soupçon enthousiaste dans les failles et les manques du langage : au lieu d’en entretenir gravement l’affliction, vous en riez (en tout cas, votre écriture s’en amuse). Vous dites, certes, que vous utilisez les ressources de la langue, mais ses défauts sont peut-être les plus prégnantes et les plus vives de ces ressources. L’un des ressorts de votre travail n’est-il pas, ainsi, de tirer parti et jubilation des déficiences du langage ? Je ne sais trop quelles sont ces déficiences. Je me débats surtout contre ce qui est pourtant le propre du langage : produire des énoncés où le sens se fige. L’imprimerie entérine ensuite ces énoncés dans le plomb. Or je rêve de livres mouvants, instables, où des réactions en chaîne, comme chimiques donc – précipités, dissolutions, explosions, mutations, transmutations – continueraient à se produire. Voilà pourquoi j’ai plaisir à saboter toutes les constructions que j’édifie. Le bateau est vendu avec le pirate. Sitôt la petite structure verbale debout, fièrement campée, je veux la voir en ruines et ses éléments disjoints réintroduits dans un nouveau chantier. Je viole sans cesse le principe de non-contradiction qui relève ordinairement de l’engagement tacite de l’écrivain envers son lecteur. L’exercice de liberté en quoi consiste ce geste d’écrire ne peut se satisfaire durablement de rien, jamais, d’aucune forme, d’aucune perfection. La raideur cadavérique viendra bien assez tôt sur nous. 9. Quant à Crab ? Est-il une carapace vide, susceptible d’accueillir toutes les identités concevables, d’être tout et son contraire, pourvu que d’une phrase à l’autre sa mutation progresse ? Serait-il un simple signifiant désert, capable de catalyser le libre mouvement d’un désir d’écriture ? Au-delà de ce Crab exemplaire, quel statut accordez-vous au "personnage" dans vos livres ? Oui, votre définition de Crab me convient parfaitement. Il y a une pente sous ma main quand j’écris, Crab naît sur cette pente, parfois il roule en bas, parfois il la remonte bravement. En lui s’incarnent ma force et ma fatigue, exclusivement. Tels sont mes personnages pour la plupart, des ectoplasmes littéraires. Ils occupent un point de vue. Ils adoptent une posture. Ils servent mon propos. Ils conduisent la charge. Ce ne sont pas des personnes. Ils n’existent pas comme voisins. Ce sont des formes vides, ductiles, des figures polymorphes. Ils sont les sujets de mes phrases mais l’inflexion de la phrase modifie leur être et ils peuvent ne plus se ressembler du tout quand elle s’achève. Une phrase est toute une aventure et puisqu’ils en sont le sujet, ils sont inévitablement transformés par cette aventure qui constitue leur unique expérience en ce monde. Pour eux, il n’existe pas d’en-dehors du livre. Ces personnages sont des phénomènes d’écriture, apparus dans le langage, qui vivent et meurent selon ses lois. 10. Il vous arrive de faire appel, pour les absorber et les revisiter, aux codes de la fable : notamment bien sûr dans Le vaillant petit tailleur, mais aussi, par fragments, un peu partout dans vos livres. Pourquoi, d’une part, procéder à cette réécriture d’un conte ? Que permet ce geste : réécrire ? Pourquoi, d’autre part, ce jeu avec la fable, avec cette narration collective et stéréotypée ? Il s’agit encore une fois de réintroduire du jeu, de la fantaisie, de la surprise, de l’imprévu dans ces formes devenues lieux communs où tout semble verrouillé et ordonné par une sorte de fatalité comme nos existences même, programmées de la naissance à la mort. Sans doute ai-je du mal à me résoudre à l’irrémédiable. Il est temps que je précise tout de même que je vous parle de mes livres avec une science un peu fallacieuse. La théorie s’énonce après coup. C’est elle, la vraie fiction. 11. Tout aussi bien, la fiction absorbe la théorie. Vos livres, en tout cas, autorisent presque toujours un degré de lecture réflexif : le processus de leur création infuse, d’une manière ou d’une autre, la narration, et des motifs ou mouvements de celle-ci "codent" la démarche de l’écrivain. Cette réflexivité est-elle, là encore, un simple matériau utilisé parmi d’autres pour fabriquer du texte (un autre ressort du désir, pourrait-on dire) ? Est-elle un nouveau facteur d’hybridation (où peuvent s’enchâsser divers niveaux de discours et de compréhension du discours) ? Ou vous importe-t-il d’y faire passer, en acte, certaine(s) idée(s) sur votre pratique de la littérature ? Certainement un peu tout cela, en effet, et autre chose encore. Le romancier (bon vieux) se prétend souvent préoccupé par la recherche de la vérité ; simultanément, il échafaude une illusion de plus à laquelle il est sans doute plaisant de se laisser prendre durant le temps de la lecture (il m’arrive aussi d’être ce lecteur naïf ou feignant de l’être) mais qui excite toujours un peu ma mauvaise ironie. La réflexivité est une manière de démontage de cette illusion romanesque : l’auteur et le lecteur sont précipités tête la première dans la fiction. Ils en deviennent de fait les principaux acteurs. En cela, je suis le plus réaliste des écrivains… La conscience lucide ne tolère jamais longtemps de se trouver piégée dans un monde de leurres et de faux-semblants, elle ne peut consentir à sa propre déroute à moins de jouer sans risque à se divertir, ce qui revient à considérer la littérature comme un simple dérivatif. Et puis, n’oublions pas que, pour tout ce qui relève de l’art, les moyens sont aussi importants que la fin. Il existe une jouissance des moyens que l’écrivain classique semble nier, tout comme ces peintres qui voudraient nous convaincre que leurs tableaux ne sont pas faits de pigments de couleur et de petits gestes méticuleux. Nous goûtons pourtant mieux l’esprit d’une œuvre si nous éprouvons aussi les conditions de son apparition. Du coup, le principe dont l’œuvre procède agit au-delà de ce que montre sa forme figée, définitive, il modifie pour le lecteur qui en fait profit ses représentations du monde. 12. Toujours dans Le vaillant petit tailleur, on lit cette expression marquante : un livre est un "miroir réformant pour les choses et les êtres". En quoi un texte peut-il réformer le réel ? Quels sont sa force et son impact ? Quelle est la latitude de transformation du monde qui lui est possible ? Nulle ou quasi. Mais la littérature est constitutive de ce monde, et il est au moins possible de changer la littérature. D’une certaine façon, je m’acharne contre elle puisqu’elle est tout ce que je peux saisir du monde. Je retourne contre elle toutes ses armes. Obscurément, sans doute, je voudrais en finir avec elle, pour commencer… En outre, le monde existe d’abord pour nous dans la fiction de la langue. En le nommant ou en le renommant, j’agis au moins sur cette illusion. Tout cela dans l’espace du livre et peut-être aussi, je l’espère, pour quelques têtes pensives. Une métaphore réussie change notre rapport au réel comme si nous étions soudain doté d’une antenne sensible de plus. L’humour aussi court-circuite les connexions les mieux établies, éloigne ou rapproche deux choses qui semblaient installées dans un rapport immuable et définitif, augmente ou réduit la distance qui les séparait, il remet en cause tous les états de faits, il produit de nécessaires catastrophes. "Il y a dans la cocasserie de la foudre", dit Dubuffet. 13. On trouve sur la couverture de vos livres la mention générique : roman. Cette mention est-elle une simple convention éditoriale, ou engage-t-elle le texte ? Pour vous, le terme "roman" est-il opératoire ? Bientôt, le terme roman sera définitivement devenu synonyme de livre et ces questions ne se poseront plus. On continue pourtant à confondre le roman avec ce que je préfère appeler le bon vieux roman : une histoire, des personnages coiffés ainsi, habillés de telle façon, de la psychologie et de la vraisemblance. Mais depuis Joyce (et avant lui avec Sterne), nous avons pu éprouver ses qualités plastiques, son élasticité, sa disposition à accueillir même ce qui le conteste – puis il est relié avec ces pages qui le désavouent, qui le détournent ou le parodient, et même proprement cousu (aux éditions de Minuit en tout cas). Alors pourquoi pas ? Si je peux contribuer à brouiller davantage les choses… Et puis, il est vrai que le roman est l’os que je ronge. Je mime le genre, ses conventions, je joue au romancier (même pour ce qui relève de mon statut social). Le lecteur n’est pas dupe longtemps. Il sort lui aussi de la bibliothèque, gavé de lectures, d’intrigues, cherchant à retrouver les noms de ces héros qui sont autant de vagues connaissances, d’anciennes relations dont le sort lui est en réalité complètement indifférent : qu’ils meurent ou se marient à la fin du livre, ou qu’ils se réveillent d’un rêve, tout le monde s’en moque. 14. Vous effleurez la question du statut social de l’écrivain. Je ne veux pas rentrer dans les détails de celle-ci, vous demander comment vous vivez (de) ce statut, etc. (encore que c’est là aussi une question passionnante, qui fait sens sur le devenir de la littérature contemporaine), mais, dans vos livres les plus récents (depuis, disons, Du hérisson), on remarque que se dessinent diverses figures successives de l’auteur – d’une personne qui écrit, en tout cas, impliquant aussi bien son activité littéraire que sa personnalité sociale. Y a-t-il ainsi, dans votre œuvre récente, une mise en scène (ou en cause) de la subjectivité de l’auteur ? Quels en seraient les enjeux ? Correspond-elle avec un questionnement, de votre part, de la position "auteur" ? Je ne peux faire mine de n’être pas le vrai sujet agissant de chacune de mes phrases. Je ne me confonds pourtant pas exactement avec cet écrivain qui souvent apparaît dans mes livres en tant que narrateur ou personnage. Il s’agit plutôt de jouer avec cette représentation de l’auteur qui, encore une fois, ne saurait être complètement absent de mes livres. En variant les éclairages sur cette figure, je crée autant de personnages divers que si je lâchais plutôt dans ces pages l’habituelle petite équipe de monomaniaques et de caricatures dont les rencontres et les conflits font naître la tension dramatique dans le (bon vieux) roman. Cet auteur de fiction (que l’on peut souvent très concrètement se représenter de dos, écrivant le livre que l’on est en train de lire avec juste une longueur de retard sur lui), je le traverse, tantôt je fais corps avec lui, tantôt je prends mes distances et je le renie. La posture de l’auteur (son outrecuidance, sa toute-puissance affectée) n’échappe évidemment pas au ridicule. Elle est presque intenable, dès que l’on y réfléchit. L’écrivain conscient affirme en écrivant sa volonté de puissance et, dans le même mouvement, il aspire à disparaître. 15. Vous disiez plus haut : écrire est toujours écrire contre. Votre dernier livre paru, Démolir Nisard, semble pourtant prendre ironiquement ses distances avec cette idée, et avec la littérature "de vengeance" : à force de vouloir annihiler jusqu’en ses plus infimes traces et conséquences la mémoire d’un critique littéraire du XIXème dont, somme toute et même si le portrait qui est fait de lui le valorise peu, la nuisibilité reste passablement restreinte, le narrateur en vient à s’autodétruire… Ce livre ne s’amuse-t-il pas de mettre au travail la logique jusqu’au-boutiste du ressentiment ? Comment le situez-vous par rapport à votre antérieur L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster ? L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster se présente comme un recueil de textes posthumes commentés fielleusement par l’éditeur de l’ouvrage. La réception de ce livre fut assez réjouissante, car tantôt les critiques prenaient fait et cause pour Pilaster, l'écrivain, et tantôt pour Marson, l’éditeur. Le lecteur ne peut savoir de quel côté je me situe, moi, dans quel camp je suis, si je revendique les textes de Pilaster ou les gloses assassines de Marson, et il doit par conséquent se prononcer sans connaître mon opinion – tandis que l’on suppose ordinairement à bon droit que l’écrivain aime son livre et l’on englobe alors l’un et l’autre dans le même jugement favorable ou défavorable. Mes partisans et adversaires partagent donc ici le même embarras. En réalité, je conçois Pilaster et Marson comme les deux faces antinomiques du même écrivain divisé entre satisfaction et insatisfaction et dont le livre sous cette forme dramatise le conflit intérieur. Dans Démolir Nisard, on assiste également à l’éreintement d’une figure de la littérature par un narrateur tout empli de sa haine, mais l’enjeu n’est pourtant pas le même. Nisard est l’ennemi que le narrateur se choisit parce qu’il lui apparaît d’abord comme l’archétype de la bêtise pontifiante, le parangon assez remarquablement découpé de la suffisance, d’un certain esprit français et du conservatisme le plus obtus. Sa hargne ne se porte donc pas sur lui arbitrairement et elle est aussi la mienne – la hargne est une formidable énergie pour l’écrivain –, mais elle enfle démesurément, jusqu’à l’hystérie, jusqu’à la transe, au point que Nisard finit par incarner à ses yeux la cause unique de tous nos malheurs et de tous les maux qui accablent le monde. Lorsqu’il se sent possiblement contaminé par la mesquinerie de celui qu’il a voulu anéantir, le narrateur préfère mourir, mais il offre sa mort en sacrifice : avec lui, disparaîtra Nisard. 16. Vous est-il possible d’identifier une brève généalogie de ce qui, dans la littérature de ces cinquante années, vous a personnellement marqué ? En décelez-vous des influences (mêmes implicites) dans votre travail ? Plus largement, quelle part donnez-vous dans la formation de votre écriture à la tentative de vous saisir – ou peut-être de vous dessaisir – de ces influences ? Suit une salve de noms glorieux : Beckett, Michaux, Borges, Ponge, Nabokov, Gombrowicz, Arno Schmidt… Puis une interrogation : que fait chaque écrivain de sa liste sacrée, à part la citer sans cesse, avec un mélange de honte et de complaisance ? Ces auteurs sont certainement, pour notre temps, ceux que j’ai lus avec le plus d’ardeur, mais puis-je dire pour cette raison qu’ils m’ont influencé ? Ne les ai-je pas plutôt lus avec tant d’ardeur parce que justement – et tant pis pour mesdemoiselles Honte et Complaisance, elles ne sauraient de toute façon rougir davantage – je me reconnaissais en eux, je trouvais dans leurs œuvres des confirmations, une légitimité, et d’autant plus d’arguments pour persévérer dans ma voie qu’elle n’était pas non plus tout à fait la leur. Sur cette question des influences, je suis de plus en plus prudent. J’ai souvenir de mon émotion quand je lisais Voyage en grande Garabagne, il y a plus de vingt ans. Tout au long de ma lecture, je me disais "j’ai une idée, je vais écrire ce livre", et j’étais tellement exalté par ce projet que je ne voyais pas l’évidence : qu’il était trop tard, que le Voyage en grande Garabagne n’était plus à écrire, que je le tenais entre les mains… Nous trouvons surtout dans les livres de nos écrivains favoris une partie de la besogne abattue. Ce qui est fait n’est plus à faire, et, d’ailleurs, rares sont les écrivains selon mon goût qui se posent en maîtres. Disciples et épigones sont de pénibles crampons. Mais peut-être, oui, alors, ces œuvres majeures délimitent-elles en creux la forme que pourra prendre la nôtre dans le voisinage de la leur : ce qui reste à faire. S’il y a influence, elle est de cet ordre. Mais je n’ose imaginer une œuvre qui serait l’hybridation de celles des sept écrivains que je viens de citer… Si mon livre est ce monstre-là, abattez-le ! Devenirs du roman |